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Quand l’inacceptable devient acceptable : comment la multinationale minière Rio Tinto légitime ses activités d’extraction ?

Deux sites d'exploitation minière de la multinationale Rio Tinto, en Australie et en Mongolie.

© Getty Images

En Mongolie, la mine de cuivre d’Oyu Tolgoi (Colline turquoise), située en plein milieu du désert de Gobi, s’agrandit. Depuis le 13 mars 2023, après 10 ans de négociations et de controverses, les autorités nationales mongoles autorisent la compagnie minière Rio Tinto à exploiter la partie souterraine de la mine.

Cette mine de cuivre est un des nombreux chantiers sur lesquels la multinationale anglo-australienne extrait des minerais. Sous l’impulsion de ces différentes filiales, elle est aujourd’hui active sur une quarantaine de sites géologiques dans le monde, dont une mine d’ilménite dans la région d’Anousy à Madagascar (sud-est de l’île) et une mine de fer dans la région australienne de Pilbara (nord-est du pays).

À tous ces endroits, les tensions sociales et environnementales sont nombreuses: dans le désert mongolien, Rio Tinto menace la survie des éleveurs nomades en s’appropriant leurs terres et les réserves d’eau, en Australie la multinationale est critiquée pour la destruction d’un site aborigène vieux de 46.000 ans, et à Madagascar, la population locale gronde car l’entreprise est occupée à détruire 1600 hectares d’une forêt littorale, située dans une zone aride semi-désertique.

Malgré ces scandales sociaux et environnementaux, Rio Tinto continue de naviguer au travers des remous qu’elle génère. Elle y parvient principalement en investissant massivement dans sa politique de responsabilité sociétale et environnementale (politique dite de "RSE"). Elle peut aussi compter sur le large soutien des pouvoirs locaux, qui protègent ses intérêts et légitiment ses activités d’extraction.

Le rôle des Etats, ouverts à l’investissement minier, …

Satellite Imagery of Oyu Tolgoi Mine in Mongolia
Satellite Imagery of Oyu Tolgoi Mine in Mongolia © Tous droits réservés

Lors de la cérémonie du 13 Mars 2023 officialisant le début de l’exploitation souterraine de la mine d’Oyu Tolgoi, Oyun Erdene, le Premier ministre de la Mongolie, s’est réjoui de ce nouveau partenariat avec Rio Tinto. Il a apporté son soutien à Turquoise Hill, la filiale de Rio Tinto dans le désert de Gobi, en décrétant que la Mongolie était "prête à travailler avec les investisseurs mondiaux et d’en tirer des bénéficies mutuels".  

Le Premier ministre Oyu Erdene et Jakob Stausholm, le directeur général de Rio Tinto, lors de l'inauguration de la mine souterraine de cuivre d'Oyu Tolgoi, le 13 mars 2023
Le Premier ministre Oyu Erdene et Jakob Stausholm, le directeur général de Rio Tinto, lors de l'inauguration de la mine souterraine de cuivre d'Oyu Tolgoi, le 13 mars 2023 © Belga

Pour Bonnie Campbell, professeure de sciences politiques à l’université de Québec à Montréal, spécialiste de l’industrie extractive dans les pays en développement, c’est cette ouverture des Etats envers les investisseurs étrangers qui permet à une compagnie minière comme Rio Tinto de s’implanter dans un pays tiers : "Sur le plan politique, c’est dans l’intérêt des décideurs locaux de montrer qu’ils arrivent à attirer des investissements. Ils s’alignent sur un modèle néo-libéral, où il y a beaucoup de pressions pour qu’ils ouvrent leurs économies aux investissements étrangers. Les décideurs suivent les logiques de l’extraction, car ils sont guidés par "l’Investment Led-Model". 

Entre la logique de rentabilité promise par les compagnies minières et les préoccupations des communautés locales, qui redoutent la perte d’emplois, la disparition de leurs terres et un avenir funeste pour les générations futures, les Etats choisissent la vision à court terme des compagnies minières. "Il y a une tendance à ne pas calculer les coûts indirects. On est dans des rapports d’influences qui privilégient une certaine vision, tout en minimisant d’autres types de considérations, sociales, environnementales ou culturelles", détaille Bonnie Campbell. 

Rio Tinto incite les états vers "l’Investment Led-Model".
Rio Tinto incite les états vers "l’Investment Led-Model". © 2011 Aaron Bunch / Getty Images

… et démunis face à la libéralisation du secteur

Lynda Hubert Ta est professeure en droit de l’environnement à l’université d’Ottawa. Dans le cadre de sa thèse doctorale, elle s’est penchée sur les pratiques de la filiale Quit Madagascar Minerals (QMM), détenue par Rio Tinto pour extraire de l’ilménite (un minerai composé de titane et de fer) dans la région d’Anousy, au sud-est de Madagascar.

Selon elle, si Rio Tinto est aujourd’hui rarement inquiétée par les conséquences sociales et environnementales de ses activités minières, c’est parce que l’entreprise profite d’une asymétrie dans les rapports de pouvoir, qui influencent les relations entre les Etats et les compagnies minières : "Depuis les années 80 et l’impulsion d’un processus de libéralisation, le contexte réglementaire à Madagascar est devenu très favorable pour les grandes entreprises minières. Il a diminué les capacités d’interventions de l’Etat et permet aux compagnies de négocier elles-mêmes les règles (le code minier, les normes de protection de l’environnement, …) qui sont censées les régir". 

"Le projet minier de Rio Tinto a eu, a et aura encore une certaine influence sur l’élaboration des normes qui viennent encadrer ses propres activités", ajoute-t-elle. 

L'installation de chargement d'exportation de Rio Tinto Iron Ore Parker Point en Australie occidentale.
L'installation de chargement d'exportation de Rio Tinto Iron Ore Parker Point en Australie occidentale. © 2011 Aaron Bunch

Contrecoup de la vague de libéralisation du secteur minier, Madagascar est devenu un "Etat faible". Sa marge de manœuvre pour contrôler les entreprises minières est aujourd’hui réduite. 

Pour illustrer ce constat, Lynda Hubert Ta cite l’exemple des agents malgaches de l’Office National de l’Environnement (ONE), souvent confrontés à des conflits d’intérêts : "Quand les employés de l’ONE veulent faire une mission de vérification pour savoir si les règles sont suivies, il peut arriver que ce soit QMM (filiale de Rio Tinto) qui paye le voyage, l’hôtel et le vol de ces agents". Des règles et des institutions existent donc pour contrôler les activités minières de Rio Tinto, mais ces institutions ne sont pas totalement indépendantes. 

La « Responsabilité sociale » de la compagnie : une légitimité à déconstruire

Pour apaiser les critiques et montrer l’image d’une entreprise "socialement et environnementalement responsable", Rio Tinto cherche logiquement à s’engager dans des initiatives de compensations. En Mongolie, la multinationale met en place un programme d’aide aux éleveurs et investit dans le système de santé local, alors qu'en Australie, elle veut davantage s’engager dans la protection de l’héritage culturelle des populations indigènes.

Du côté de Madagascar, souligne Lynda Hubert Ta, " la multinationale propose pour le moment de contrebalancer la perte de la forêt littorale de 1600 hectares en transformant une zone verte (dont la valeur en termes de biodiversité est équivalente à la zone perdue) en aire protégée".

Une initiative qui, selon la chercheuse, outrepasse le rôle d’entreprise privée de Rio Tinto : "Une entreprise minière n’a pas la légitimité de faire cela, étant donné que c’est à l’Etat que revient l’obligation de protéger sa biodiversité. A Madagascar, les parcs nationaux font partie du domaine public. On se retrouve avec une entreprise qui, de façon volontaire, prend le rôle de l’Etat".

Bonnie Campbell abonde dans ce sens, en insistant sur les ambivalences que suscitent les multinationales minières : "Au nom de ce très problématique concept de "responsabilité sociale", on a laissé aux compagnies la responsabilité de s’occuper de l’eau, des routes, des enjeux de biodiversité, … Mais au final, tout cela crée une énorme ambiguïté, "qui fait quoi" ?". 

Pour elle, les compagnies minières "ne doivent pas se substituer à l’Etat, elles doivent plutôt appuyer les politiques d’Etat, en finançant les politiques publiques d’un pays".  Si Rio Tinto veut réellement compenser les effets de ses activités d’extraction et créer de la cohésion sociale, "ses contributions financières doivent dépasser l’environnement localisé de la mine et être redistribuées au reste du pays touché par les extractions", conclue-t-elle. 

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