Que faire lorsque la douleur devient une maladie?

Que faire lorsque la douleur devient une maladie?

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La douleur n’est pas toujours passagère. Lorsqu’elle se fait chronique, elle acquière un statut de maladie. On l’appelle alors "lombalgie chronique", "céphalées chroniques", ou encore "fibromyalgie", etc. Bien souvent, les abordant uniquement sous leur aspect biologique, les médecines contemporaines peinent à la prendre efficacement en charge. Que faire alors face à ces douleurs chroniques dont le vécu peut devenir un vrai calvaire au quotidien?

 

Guy Simonnet et Bernard Laurent sont les invités de Véronique Thyberghien dans "Tendance première".  Ils viennent de publier L’homme Douloureux, aux éditions Odile Jacobs, coécrit avec David Le Breton.

Guy Simonnet est chercheur en neurosciences cognitives. Il s’est penché dans ses travaux sur ce que représente la douleur, et la façon dont il faut la prendre en charge. Il est membre de l’institut de neurosciences cognitives et intégratives d’Aquitaine du CNRS. Il s’est notamment penché sur des approches innovantes pour essayer de prendre en charge cette douleur, comme la thérapie nutritionnelle.

Bernard Laurent est neurologue, spécialiste de la douleur chronique et des troubles de la mémoire. Il travaille dans le service de neurologie générale et dans le centre Mémoire Ressource et Recherche du CHU Saint-Etienne en France.

David Le Breton est quant à lui sociologue spécialiste des représentations et mises en jeu du corps humain. Il est professeur à l'Université de Strasbourg, membre de l'Institut universitaire de France et chercheur au laboratoire Cultures et Sociétés en Europe. 

Dans leur livre, les trois auteurs posent un regard croisé sur la douleur chronique et proposent de développer de nouveaux questionnements et de nouveaux concepts pour la prendre en charge

Quelle place prennent les douleurs chroniques dans la société?

Bernard Laurent explique que les douloureux chroniques représentent une faible proportion de la population. Cependant, il souligne aussi qu’il y a environ 30% de personnes qui en France prennent un antalgique depuis plus de 6 mois. Cette proportion est le signe pour lui d’un échec de la médecine contemporaine à prendre en charge correctement la douleur chronique. Ainsi, s’interroge-t-il: "Pourquoi la médecine, souvent toute puissante pour calmer les douleurs aiguës, pour faire passer une chirurgie avec d’excellents antalgiques, bute sur le problème de la douleur chronique?".

Toute son approche consiste à démontrer que cet échec est lié à la mise en place d’une prise en charge qui ne s’intéresse pas suffisamment de façon holistique aux patients. Ainsi poursuit-il: "La construction des centres anti-douleur s’est faite sur l’acceptation d’une prise en charge multidimensionnelle associant les somaticiens et les psychologues ou psychiatres. Malgré cela, on ne guérit pas toutes les douleurs chroniques. Mais, quand les patients atteints de ces pathologies arrivent dans un centre anti-douleur ils ont l’impression d’une écoute et d’une prise en charge différentes, même s’il faut rester modeste sur les résultats. Pour donner une statistique qu’on a faite dans notre structure, sur 100 lombalgies chroniques de personnes en arrêt de travail depuis 2 ans, eh bien la reprise de travail n'excédera pas 10%".

La douleur, un ressenti éminemment subjectif

Nous ne sommes pas tous égaux devant la douleur. Entre en jeu une question de "sensibilité" et de perception profondément subjective d’un individu à l’autre. 

Guy Simonnet souligne à ce titre que la sensibilité individuelle à la douleur peut aller dans 2 sens: d’une part, dans celui d’une inhibition de la douleur (avec le rôle des endorphines et des enképhalines); d’autre part, dans celui d’une sensibilisation à la douleur. Dans ce second cas, Simonnet explique: "On peut essayer de traiter la douleur en donnant des antinociceptifs, c’est-à-dire des antidouleurs classiques, mais à côté de cela s’ouvre une grande voie désormais qui consiste à voir si l’on ne peut pas, par exemple, inhiber cette sensibilité à la douleur, la moduler,… et ça, ça ouvre tout un nouveau chapitre qui demande de s’intéresser à l’histoire de l’homme!"

En effet, cette perspective médicale implique de s’intéresser au vécu de l’être douloureux. Il faut s’interroger sur les accidents de parcours biographique - inceste, divorce, perte de travail, etc. - qui peuvent potentiellement entrer en jeu dans le ressenti de cette douleur chronique. Mais, il faut aussi s’intéresser à l’environnement social de la personne. Guy Simonnet explique à ce sujet: "Actuellement en Syrie on ne ressent pas la douleur de la même façon qu’en France, dans un pays apaisé. À ce titre, il y a ce magnifique rapport de l’officier américain Bicher qui est anesthésiste et qui a assumé la prise en charge des douloureux Américains lors du débarquement en Italie. Il a vu ces soldats complètement déchiquetés, broyés qui, certes, souffraient mais ne se plaignaient pas trop! Il rapporte que seulement 30 % demandait de la morphine. Pourquoi? Parce que ce n’est pas la même chose que nous. Ces soldats venaient de l’enfer, de la guerre, du froid et de la faim! Et que signifiaient leurs blessures? Un retour vers un abri, vers l’hôpital et la famille. Il est bien entendu que si, en sortant de chez vous, vous vous faites écraser par une voiture, vous passiez dans l’autre sens, c’est-à-dire d’un milieu apaisé vers une milieu où vous aurez l’impression de tomber dans l’enfer!". Par ces exemples, le chercheur met en évidence que selon le contexte social dans lequel survient la douleur, le système nerveux va s’adapter différemment en enclenchant ou bien des mécanismes inhibiteurs, comme chez les soldats américains, ou bien des mécanismes sensibilisateurs à la douleur qui peuvent déboucher sur des douleurs chroniques.

Notons que David Lebreton développe un chapitre dans le livre dans lequel il se penche sur le rapport qu’entretiennent les SDF à la douleur. Il explique que ces derniers, habitués à vivre dans des situations de précarité et fragilité permanente, développent une forme d’inhibition à la douleur alors même que celle-ci découle de faits biologiques très évidents tels qu’une blessure ouverte ou encore de l’arthrose. Allant dans le même sens que Guy Simonnet, il souligne par là l’importance d’étudier le rapport à la douleur au travers du concept de "sensibilité" et de s’intéresser au vécu biographique et subjectif de la personne douloureuse.

La peur des douloureux chroniques de ne pas être pris au sérieux

Beaucoup de patients atteints de douleurs chroniques ne veulent pas entendre parler de leur douleur comme ayant une composante "psychosomatique". En effet, dans la société contemporaine, ce terme est porteur d’une représentation largement péjorative. Il jette insidieusement une forme de discrédit sur la personne malade, qui ne le serait peut-être, finalement, que dans sa tête… En d’autres mots, derrière le refus de beaucoup de patients douloureux chroniques de parler de leurs douleurs comme étant aussi d’ordre "psychosomatique", se cache plus simplement la peur de passer pour fou.

Cette coloration péjorative du terme "psychosomatique" est à mettre en relation avec un contexte socio-historique qui remonte au Siècle des Lumières. En effet, à partir de cette époque, les tenants de la médecine, revendiquant le caractère profondément "rationnel" de leur pratique, se délestent de toutes méthodes ou explications dont l’efficacité ne puissent être démontrées par le principe de la preuve scientifique, se basant sur de l'"observable". Se marque alors une séparation nette entre ce qui relèverait uniquement du corps et de l’esprit. Une séparation qui aboutit au développement d’une médecine assez méprisante à l’égard d’autres disciplines telles que la psychologie ou la psychiatrie qui émergent au XIXe siècle.

Aujourd’hui encore l’approche dominante de la médecine s’obstine, sans doute aussi pour des questions budgets et de planning trop serrés, à ne pas prendre en charge les patients de façon plus holistique. C’est donc dans ce contexte que l’on peut comprendre la construction d’un mépris autour de termes comme celui de "symptômes psychosomatiques", étiquette dont les individus refusent de se voir affublés, étiquettes dont il faudrait pourtant parvenir à faire évoluer les représentations. 

Bernard Laurent explique que le développement de cette approche plus humanisante de la médecine reste un défi à l’échelle globale de la société: "Un des buts principaux de notre ouvrage est de montrer que quand on parle de psychosomatique, ce n’est absolument pas une dichotomie entre le psychisme et le soma. On pourrait parler de psychobiologie. C’est-à-dire que tout le psychisme retentit sur la biologie du cerveau. Et la biologie du cerveau est fondamentale pour le contrôle des douleurs. En d’autres termes, quelle que soit la nature de votre douleur, quelle que soit la lésion, l’influence du psychisme est présente. Cette démarche est nouvelle. D’une part, elle est souvent peu acceptée par les médecins somaticiens qui sont toujours à la recherche de l’explication. Et lorsqu’ils ne trouvent pas d’explication, le message est souvent: "c’est dans votre tête"! Évidemment que la personne fibromyalgique ou céphalée souffre! Dire que c’est dans la tête, c’est un pléonasme, parce que tout se passe dans la tête: la douleur en générale est dans la tête, le psychisme est dans la tête! Ça n’a aucun sens de dire ça. Mais quand c’est dit comme un refus de prise en charge du somaticien et passé comme une patate chaude au psychiatre, ça ne marche jamais! Donc, toute la démarche des 138 douleurs c’est de dire  de toute façon on vous croit! Vous avez une douleur! Les douleurs psychogènes, ça n’a pas de sens! On vous prend en charge, dans votre globalité: dans votre histoire, dans votre lésion actuelle. (…) Surtout il ne s’agit pas de s’enfermer dans cette dichotomie dévastatrice entre psychisme et soma, comme si le corps était déconnecté au niveau du cerveau, déconnecté au niveau de la moelle cervicale…".

La prise en charge globalisante du patient douloureux chronique ne prétend pas encore pouvoir faire disparaître les douleurs mais cherche des chemins pour parvenir à l’amoindrir. 

Le livre

L’homme Douloureux

Guy Simonnet et Bernard Laurent

Editions Odile Jacobs

 

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