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Que se passe-t-il exactement en Iran ? Quand les sources manquent, la prudence s’impose

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Par Benoît Feyt, journaliste à la rédaction info, pour Inside

Le mouvement de révolte qui secoue l’Iran depuis la mort de Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, est un cas d’école. Manque de sources et d’images, accès au terrain difficile, pression sur les correspondants locaux, propagande, fake news… tous les éléments sont là pour compliquer la tâche des journalistes qui couvrent cette actualité.

Car, finalement, que sait-on de l’ampleur du mouvement de contestation en Iran ? S’agit-il d’une révolution populaire ou d’une révolte d’une minorité ? Le régime tremble-t-il, comme certains l’affirment parfois, ou a-t-il déjà maté la révolte ? L’idéal, pour le savoir, serait de se rendre sur place. Mais comme le rappelle le cas d’Olivier Vandecasteele, ce travailleur humanitaire belge condamné à 40 ans de prison et 74 coups de fouet pour espionnage en Iran, les risques d’arrestation et de condamnation arbitraires sont très élevés.

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Mahsa Amini, décédée à Téhéran après son arrestation par la police des mœurs, le 16 septembre 2022, est devenue l’icône du mouvement de contestation anti-régime en Iran.
Mahsa Amini, décédée à Téhéran après son arrestation par la police des mœurs, le 16 septembre 2022, est devenue l’icône du mouvement de contestation anti-régime en Iran. © Tous droits réservés

La RTBF a pour politique de ne pas envoyer ses journalistes au front

Pour l’instant, la RTBF a donc décidé de ne pas envoyer d’équipes sur place. "Le standard RTBF, explique Aurélie Didier, Responsable éditoriale Monde, c’est de ne pas exposer les journalistes face au danger. Sur des terrains hostiles ou en guerre, comme en Ukraine, nous n’envoyons personne sur la ligne de front. La même logique prévaut en Iran où nous estimons qu’il y a pour l’instant trop de risques d’enlèvement".

Security First ! Une politique qui est régulièrement réévaluée en fonction des évolutions sur le terrain. En attendant, les journalistes de la RTBF sont contraints de couvrir l’actualité iranienne depuis Bruxelles. Soit, à 5000 km du terrain. Ils doivent donc multiplier les sources pour se faire une idée précise de ce qui se trame exactement en Iran.

La répression du régime iranien à l’égard des manifestants a fait plus de 500 victimes depuis le 16 septembre 2022. Quatre manifestants ont été condamnés à mort et exécutés au terme de procès expéditifs.
La répression du régime iranien à l’égard des manifestants a fait plus de 500 victimes depuis le 16 septembre 2022. Quatre manifestants ont été condamnés à mort et exécutés au terme de procès expéditifs. © AFP or licensors

Des correspondants surveillés

En radio, la rédaction travaille avec des correspondants locaux qui réalisent des reportages sur place. " Mais on évite de les exposer dans les manifestations, explique Aurélie. On fait attention à leur sécurité car on sait qu’ils sont étroitement surveillés et qu’ils risquent gros. "

Les risques sont bien réels. Selon le journal réformateur iranien, Etemad, 79 journalistes auraient déjà été arrêtés en Iran depuis le début de la contestation.

Pour éviter de subir les foudres du régime, les correspondants des médias internationaux doivent donc s’imposer une forme de prudence dans la couverture des événements qui se déroulent dans les grandes villes du pays, tandis qu’il est devenu extrêmement compliqué pour eux de se déplacer en province. Les témoins qu’ils rencontrent sont souvent méfiants, craignant les représailles du pouvoir. Ces correspondants basés en Iran ne peuvent donc ni récolter, ni diffuser, toutes les informations nécessaires pour éclairer complètement la réalité du terrain. Leur regard et leur avis restent toutefois utiles pour éclairer la rédaction et débusquer certaines rumeurs ou fake news qui circulent, sur internet notamment.

Quelques rares médias internationaux, comme la télévision publique autrichienne ORF, ou la télévision norvégienne TV2 ont pu réaliser des reportages à Téhéran, récoltant des témoignages d’Iraniens et d’Iraniennes au sujet du mécontentement populaire. La RTBF a pu diffuser ces reportages. Mais de telles occasions sont rares.

 

"Il est plus aisé d’évoquer l’actualité iranienne en radio, explique Wahoub Fayoumi, journaliste à la rédaction internationale. On peut proposer des éclairages sur des questions de fond, rappeler qui sont les "gardiens de la révolution", réexpliquer en quoi consistent les accords sur le nucléaire iranien, car nous disposons d’une expertise au sein de la rédaction. Mais il est malheureusement tout aussi compliqué pour nous d’obtenir des informations sur ce qui se passe exactement sur le terrain. On sait par exemple qu’un appel à la grève générale a été lancé par le mouvement de contestation début décembre 2022. Est-ce que cet appel a été massivement suivi ? On ne l’a jamais su."

Réseaux sociaux : gare aux Fake News !

Les sources d’information classiques, comme les correspondants, les envoyés spéciaux, les agences, s’étant taries… restent, les réseaux sociaux. Mais quelle crédibilité accorder aux vidéos et aux témoignages qui circulent sur Facebook, Instagram ou Twitter, et dont on ignore bien souvent la source, la date et le lieu d’origine ? Une source bien informée, mais souhaitant rester anonyme, nous a ainsi expliqué que des groupes iraniens d’opposition basés à l’étranger n’hésitaient pas à faire circuler des vidéos de manifestations datant d’il y a plusieurs années, en les faisant passer pour des images actuelles, afin de donner plus d’ampleur au mouvement de contestation anti-régime.

Ce type de "fake" devient de plus en plus fréquent sur les réseaux sociaux. Et pas uniquement en Iran. Sur d’autres terrains difficiles d’accès, comme l’est de la République démocratique du Congo ou au Donbass en Ukraine, on voit aussi circuler des images filmées par des téléphones portables, relayées à la chaîne sur des plateformes comme Facebook, Whatsapp ou Twitter, sans qu’aucune source, ni lieu, ni date, ne soient mentionnés.

"Les agences de presse internationales disposent de services compétents pour décrypter les images amateurs qui circulent sur internet, explique Aurélie Didier. Cela demande du temps et des outils d’analyse complexes pour identifier le lieu où elles ont été tournées, s’assurer qu’elles sont bien actuelles. Nous ne nous fions donc qu’aux images recoupées par ces agences. Et on s’interdit d’utiliser les autres qui circulent sur les réseaux sociaux, même quand elles sont partagées par des confrères d’autres médias jugés crédibles."

En parallèle, la rédaction a commencé à former ses propres équipes à l’analyse et au décryptage des images qui circulent sur internet. Mais ce travail de longue haleine n’est malheureusement pas d’un grand secours pour couvrir l’actualité quotidienne.

Les experts… et leurs limites

Face à tous ces obstacles qui minent l’approvisionnement en information provenant du terrain, nos journalistes doivent se tourner vers d’autres sources, comme " les experts ", professeurs d’Université, chercheurs, chercheuses… Ces experts sont utiles pour décrypter les questions de fond, rappeler les antécédents, identifier les acteurs et mettre les événements en perspective pour mieux en saisir la portée. Mais ils ont aussi leurs limites.

Jonathan Piron, spécialiste de l’Iran, historien et professeur de relations internationales à la Haute école libre mosane, est un des experts que la RTBF sollicite régulièrement sur l’actualité iranienne.
Jonathan Piron, spécialiste de l’Iran, historien et professeur de relations internationales à la Haute école libre mosane, est un des experts que la RTBF sollicite régulièrement sur l’actualité iranienne. © Tous droits réservés

"Pour l’Iran, nous disposons à la rédaction d’un carnet d’adresses relativement étoffé, poursuit Wahoub Fayoumi. Grâce à nos journalistes qui suivent ce dossier depuis plusieurs années, nous avons des contacts avec des experts résidant dans plusieurs pays européens et en Belgique. Mais ces experts sont tout aussi coupés du terrain que nous. Certains sont d’ailleurs persona non grata en Iran ou ils évitent de s’y rendre par crainte d’être arrêtés. Ils ont donc eux-mêmes du mal à savoir ce qui se passe vraiment sur place."

Les expatriés en Belgique

Il y a bien sûr la possibilité de se tourner vers les Iraniens vivant en Belgique, pour obtenir des informations en provenance du pays. Mais cette approche se heurte à deux problèmes majeurs. Le premier étant les craintes de représailles. Car les exilés se savent surveillés par le régime, même à l’étranger et sont souvent méfiants quand il s’agit de transmettre aux journalistes des informations provenant du terrain. Ils savent que toute critique peut déboucher sur des répressions brutales à l’encontre des membres de leur famille qui vivent toujours en Iran.

Le deuxième problème est le risque de manipulation provenant des organisations politiques iraniennes implantées en Belgique. "Nous sommes régulièrement sollicités par des comités d’Iraniens exilés en Belgique depuis de nombreuses années, explique Wahoub. Il y a un peu de tout mais ce sont souvent des mouvements ancrés à gauche, voire très à gauche. Ils ont l’avantage d’être bien organisés mais il est difficile de savoir à quel point ils sont représentatifs de la population qui vit toujours en Iran."

Manifestation de femmes iraniennes à Bruxelles, le 1er octobre 2022, pour dénoncer la mort de Mahsa Amini.
Manifestation de femmes iraniennes à Bruxelles, le 1er octobre 2022, pour dénoncer la mort de Mahsa Amini. © AFP or licensors

Si le mouvement de protestation s’essoufflait en Iran, les opposants nous le diraient-ils ?

C’est le cas notamment du Conseil national de la résistance iranienne (CNRI). Cette coupole est essentiellement contrôlée par l’Organisation des Moudjahidin du peuple iranien (OMPI). Cette organisation au passé trouble incarne une forme de synthèse entre le marxisme et l’Islam, et prône la lutte armée contre le régime de Téhéran. "Si le mouvement de protestation s’essoufflait en Iran, les membres du CNRI nous le diraient-ils ? s’interroge Wahoub Fayoumi. Cette question reste bien présente à notre esprit lorsque nous obtenons des informations de la part du CNRI ou toute autre organisation politique anti-régime."

Le CNRI doit donc être pris pour ce qu’il est. A savoir, un mouvement politique qui a la volonté d’influencer le débat. Cette influence ne se limite d’ailleurs pas à des effets de communication mais passe aussi par des actions concrètes comme dans le dossier Olivier Vandecasteele.

La Belgique, à l’initiative du ministre belge de la Justice, Vincent Van Quickenborne, a ainsi voté une loi en urgence cet été pour libérer l’humanitaire belge emprisonné en Iran. Elle visait à donner un cadre légal pour un échange de prisonniers avec Téhéran. Olivier Vandecasteele contre Assadollah Assadi, un Iranien proche du régime, condamné en Belgique à 20 ans de prison pour terrorisme. Mais le traité de transfèrement négocié avec l’Iran a finalement été suspendu en décembre par la Cour constitutionnelle, à la suite de nombreux recours d’opposants iraniens en exil. Dont celui du CNRI qui a pu compter sur le soutien médiatique de l’ex-otage colombienne Ingrid Betancourt pour plaider sa cause à Bruxelles.

Manifestation en soutien à Olivier Vandecasteele, à Bruxelles, le 22 janvier 2023.
Manifestation en soutien à Olivier Vandecasteele, à Bruxelles, le 22 janvier 2023. © AFP or licensors

Le dossier Olivier Vandecasteele

Obtenir des informations au sujet d’Olivier Vandecasteele s’avère être un autre casse-tête pour les journalistes de la rédaction. Les autorités iraniennes entretiennent une opacité quasi absolue sur le sort de l’humanitaire belge de 42 ans, incarcéré en Iran depuis le 24 février 2022. Et il n’est pas toujours plus aisé d’obtenir des informations précises des autorités belges.

"Dès le départ, on a eu du mal à savoir exactement ce qu’il se jouait dans ce dossier, se souvient Ghizlane Kounda, journaliste à la rédaction internationale de la RTBF. Mon attention a tout d’abord été attirée par une interpellation du gouvernement par un député NVA au parlement. Il était question d’échange d’otage avec l’Iran. On a vite compris que cet échange concernait Assadollah Assadi, ce proche du régime condamné pour terrorisme en Belgique. Mais il a fallu du temps avant de savoir de quel "otage" belge on parlait."

 

A fil des conversations avec les Affaires étrangères, "prêchant le faux pour savoir le vrai", Ghizlane a finalement obtenu les informations recherchées. "Mais on m’a demandé de ne pas ébruiter l’affaire pour ne pas mettre en péril les négociations en cours avec Téhéran. Cette demande était aussi appuyée par la famille d’Olivier Vandecasteele. J’étais donc face à un cas de conscience, une question déontologique délicate. Fallait-il faire primer le droit à l’information ou le droit à la sécurité du ressortissant belge ? Après discussion avec le Directeur de l’Information de la RTBF, nous avons décidé de respecter momentanément le silence. Et quelques semaines plus tard, les Affaires étrangères m’ont appelé pour me dire qu’on pouvait sortir l’info. C’est alors que j’ai pris contact avec la famille qui a accepté de nous accorder une interview."

La médiatisation du sort qui est réservé à Olivier Vandecasteele en Iran a déclenché un vaste mouvement de solidarité en Belgique et ailleurs dans le monde. Des manifestations et des lettres ouvertes signées par des personnalités publiques ou académiques se succèdent ces dernières semaines, exhortant le gouvernement à obtenir la libération de l’humanitaire belge. Répondant à ces appels, le ministre de la Justice s’est d’ailleurs publiquement engagé à "faire revenir Olivier Vandecasteele". Mais tous les spécialistes du dossier le savent. La "diplomatie des otages" pratiquée par Téhéran est extrêmement complexe et la nature du régime iranien limite fortement l’accès aux informations en provenance du terrain. La prudence reste donc de mise lorsqu’il s’agit d’évoquer la situation sur place, qu’il s’agisse du sort du ressortissant belge ou des manifestants qui osent braver le régime depuis la mort de Mahsa Amini.

 

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