On n'est pas des pigeons

Quel avenir pour le commerce physique ?

Le nouveau retail park (parc d’activité commerciale) La Couvinoise, à Couvin.

© Groupe Bartolas

C’est la sortie de terre du dernier retail park wallon, La Couvinoise, qui nous a donné à réfléchir sur l’avenir des espaces commerciaux physiques. Inauguré le 28 avril 2021, ce parc d’activité commerciale, composé de 18 enseignes, rencontrerait un succès inattendu. En un mois de fonctionnement, 60.000 voitures seraient passées par-là. Et ses commerces pour la plupart lanceraient déjà une nouvelle vague d’embauches.

Un double défi: la crise sanitaire et le boom du commerce virtuel

Le retail park La Couvinoise inauguré le 28 avril 2021.
Le retail park La Couvinoise inauguré le 28 avril 2021. © Groupe Bartolas

La success story du retail park de Couvin débute en 2015. Ulrich Bartolas, son promoteur, recherche cette année-là un terrain pour y déménager sa grande surface d’alimentation vieillissante. Après ses recherches, en 2016, il fait l’acquisition de quatre hectares de terrain, une ancienne friche industrielle en bordure de la ville de Couvin. Son projet évoluera et après un chantier éclair, son parc d’activité commerciale est inauguré le 28 avril 2021.

En quelques chiffres, son retail park, ce sont 18 enseignes, 15 000 m² de surface commerciale et 500 places de parking. "L’enjeu était de créer une superficie déjà assez grande, mais pas trop grande, juste ce qu’il fallait, donc, il fallait être entre 13 et 18 000 m². Donc, 15 000, c’est parfait" , nous explique Ulrich Bartolas, le promoteur du retail park La Couvinoise.

Il fallait un mix commercial suffisant, bien fait, de manière à pouvoir drainer loin.

Aujourd’hui, beaucoup d’observateurs saluent cette réalisation. Elle redonne à coup sûr de l’éclat à l’entrée de la ville, mais surtout, l’amener à terme n’aura pas été une mince affaire.

Un double défi s’est imposé aux équipes à l’œuvre : la crise sanitaire et le boom de l’e-commerce qui en découle.

Ulrich Bartolas revient sur ces derniers mois très mouvementés : "Chaque semaine, il y avait d’abord l’analyse de la capacité à continuer le chantier, dans les règles sanitaires. Et l’autre aspect d’analyse, et ça, c’était une fois par mois, c’était l’évolution du commerce en Belgique, et l’évolution de la crise, l’évolution de l’e-commerce et si besoin, éventuellement changer une enseigne. Ce qui n’a pas dû être le cas, parce que nous avions, avant même la crise, fait attention à sélectionner des enseignes qui étaient ouvertes à ça et prêtes à ça." Et il ajoute: "Il fallait un mix commercial suffisant, bien fait, de manière à pouvoir drainer loin."

L’e-commerce date bien d’avant la crise, en effet, mais cette dernière, avec les fermetures et les restrictions, a fait décoller la tendance. Guénaël Devillet, expert en géographie commerciale, professeur à l’Université de Liège, revient sur la part de l’e-commerce dans les habitudes d’achat du consommateur : "Pour l’équipement de la personne (ndlr : vêtements, chaussures…), on était passé de 5% en 2010, à 9% en 2015, et à 14% en 2019. Cette croissance qui est continue a été boostée. Donc, on devait être à 17% maintenant et on doit être au-dessus de 20."

La clé du succès : la complémentarité commerce physique et en ligne

Le boom de l'e-commerce
Le boom de l'e-commerce © Getty Images

Avec la crise, les consommateurs ont renforcé pour certains et acquis pour d’autres des habitudes de commande en ligne. De plus en plus, ils réduisent leurs déplacements vers un commerce physique. Cette tendance, beaucoup d’acteurs du monde commercial l’ont assimilée depuis plusieurs années maintenant.

L’important pour nous, dès le départ, c’était de choisir des enseignes qui n’allaient pas être victimes de l’évolution de l’e-commerce.

Ulrich Bartolas n’y voit pas là une concurrence virtuel contre physique, mais une complémentarité : "Le consommateur a pris, c’est vrai, l’habitude de commander sur Internet. C’est très facile, mais le consommateur est très souvent déçu à la livraison parce que, si ça ne va pas, il faut retourner. Ce n’est pas facile, parce que ce n’est pas toujours la qualité que l’on avait attendue. Les analyses et les prospections pour les années à venir démontrent bien que les retail parks ont leur place à jouer quand justement, ils sont remplis par des marques qui gèrent l’e-commerceLes gens font la première recherche sur Internet et puis ils viennent valider la commande en magasin pour être sûrs de quand même faire le bon choix. On a notre place, je n’ai pas peur pour l’avenir. Mais aussi parce que des clients viennent en magasin et peuvent se faire livrer chez eux."

Bref, la clé de la réussite résiderait dans la multimodalité. Une bonne partie des consommateurs, en effet, depuis la crise, jonglent quotidiennement avec les différentes manières d’acquérir un bien : via Internet, dans une boutique physique, avec livraison à domicile ou retrait en magasin.

L’après-Covid, la fin des grands centres commerciaux ?

Couple sur l'escalator d'un centre commercial
Couple sur l'escalator d'un centre commercial © Getty Images

Malgré une complémentarité physique/virtuel comprise et intégrée par la plupart des commerçants, ne devrions-nous pas nous attendre dans les années à venir à constater des fermetures de boutiques par manque de clientèle ? L’e-commerce a été boosté, va probablement encore progresser. Il est fort à parier qu’il aura finalement raison d’une partie des magasins physiques encore aujourd’hui existants.

Les grands centres commerciaux couverts ... Aujourd’hui, on remarque que ce sont avant tout des lieux de promenade.

Les grands centres commerciaux de 60, 100 magasins seraient déjà en partie boudés par les consommateurs, selon Ulrich Bartolas. Première raison à cela, la crise sanitaire et les craintes qu’elle a fait naître : "Les grands centres commerciaux couverts, des Ville 2, des Rive Gauche, L’Esplanade, etc. Aujourd’hui, on remarque que ce sont avant tout des lieux de promenade. Le client aime bien aujourd’hui garer sa voiture dans un retail park (ndlr : à ciel ouvert, contrairement aux grands centres commerciaux), il va où il veut et il repart. Et il n’est plus vraiment actuellement à passer une demi-journée ou une journée complète à visiter 120 boutiques. Et la crise du Covid n’a pas aidé, parce que là, par contre, vous avez peur. Vous vous retrouvez dans un centre commercial fermé, port du masque obligatoire, du monde… " .

Au plus fort de la crise sanitaire, les achats ont été vus en effet comme des missions potentiellement dangereuses. Une fois le Covid derrière nous, cette impression pourrait subsister dans l’esprit d’une partie des consommateurs. 

En termes de fréquentation, on n’est pas encore au niveau d’il y a un an et demi, deux ans. Les samedis sont assez normaux, comparés à avant mais, c’est la semaine où on a le plus dur.

Du côté des grands centres commerciaux couverts, la fréquentation n’est en effet pas encore revenue à la normale. Il faudrait attendre encore quelques mois pour se faire une idée précise de l’impact de cette crise sur la fréquentation post-Covid. Jurgen De Gelas, directeur de City 2, nous fait un état des lieux en juin 2021 : " En termes de fréquentation, on n’est pas encore au niveau d’il y a un an et demi, deux ans. Les samedis sont assez normaux, comparés à avant mais, c’est la semaine où on a le plus dur. Donc, cela s’explique avec les employés qui ne sont pas encore de retour au bureau. On souffre plus du passage qui est moindre que de l’e-commerce." En semaine, le centre commercial City 2 aurait actuellement une perte de 20 à 25% de sa fréquentation par rapport à la période d’avant crise.

Avec la technologie, avec le renouvellement d’air qu’on a dans le centre, on est quasi au même niveau que, par exemple, lorsque vous faites le shopping dehors.

Le télétravail à lui seul expliquerait-il cette baisse ou faut-il y voir également un changement profond des habitudes de consommation d’une partie de la population ? L’avenir et une étude sur la question pourraient nous le révéler. Actuellement, en tout cas, ces habitudes acquises de prudence et d’évitement des endroits clos semblent ne pas effrayer le directeur de City 2, Jurgen De Gelas : "Avec la technologie, avec le renouvellement d’air qu’on a dans le centre, on est quasi au même niveau que, par exemple, lorsque vous faites le shopping dehors."

Et concernant la crainte plus répandue qu’avant des lieux fréquentés : "Je crois quand même qu’une fois que le Covid sera terminé, on sera vite à un retour à la normale. Comme ce fut le cas à la Noël ", confie Jurgen De Gelas.

Les retail park, le modèle idéal d’après crise ?

Le retail park La Couvinoise
Le retail park La Couvinoise © Groupe Bartolas

Au regard de ces potentiels changements profonds d’habitudes en lien avec des craintes persistantes, les retail parks pourraient-ils, a contrario des grands centres commerciaux, tirer leur épingle du jeu après cette crise ? Ils sont en effet par nature aérés, d’accessibilité rapide, à taille humaine, sans grande foule… C’est la conviction que partage, en tout cas, Ulrich Bartolas avec des enseignes qui frapperaient encore aujourd’hui à sa porte : "Sur papier, on aurait pu remplir trois fois le centre commercial."

On était complet avant même d’obtenir le permis. C’est ce qui démontre qu’il y avait bien une attente, aussi bien des enseignes et des clients pour un centre commercial à cet endroit-là.

Les retail parks seraient une formule gagnante et d’avenir. Et à Couvin, dans ce cas particulier, il y avait, semble-t-il, de plus une forte attente de la population locale et avoisinante : "Nous avons commencé la commercialisation (ndlr : des espaces commerciaux) en 2017, et nous étions déjà 100% complet fin 2018. Donc, les enseignes avaient vraiment les mêmes analyses que nous. Jusqu’à encore maintenant, on refuse des grosses enseignes qui n’étaient pas au courant du dossier et qui me disent, mais pourquoi on ne m’a pas contacté ? On était complet avant même d’obtenir le permis. C’est ce qui démontre qu’il y avait bien une attente, aussi bien des enseignes et des clients pour un centre commercial à cet endroit-là."

Si la Couvinoise atteint ses objectifs, ce ne serait pas dénué de sens que de penser à agrandir un peu.

L’idée d’une extension de son retail park flotte dans les airs et pourrait un jour se concrétiser : "Il y a quand même des idées d’extension. Tout d’abord, parce que, sur notre site, on a encore des terrains en propriété qui n’ont pas été exploités et qui pourraient l’être puisqu’on refuse beaucoup de candidatures très sympathiques. Donc, si la Couvinoise atteint ses objectifs, ce ne serait pas dénué de sens que de penser à agrandir un peu."

D’autres retail parks, nous confie également Ulrich Bartolas, seraient à l’étude dans ou aux abords d’autres villes, en Belgique et à l’étranger.

Réinvestir la ville

Façade d'une cellule vide
Façade d'une cellule vide © Saul Granda (Getty Images)

Les retail parks profiteraient donc du contexte actuel, des changements profonds des comportements psychosociaux causés par la crise. Mais beaucoup de citoyens, devant l’essor de ces espaces généralement situés en périphérie de la ville, regrettent l’abandon des centres-villes. Des centres où les cellules vides, les espaces commerciaux, sont pléthoriques et donnent, avec le temps qui passe et l’accumulation, une piètre figure à certains quartiers. 

Il faut reconvertir et dans pas mal de villes, il y a carrément des rues qui vont complètement tomber.

"On a trop développé en périphérie, donc on a trop de boîtes sans commerce à l’intérieur. La promotion privée a capté la rente foncière en périphérie et a réussi à faire pas mal de bénéfice au détriment souvent des centres-villes et aujourd’hui, c’est la collectivité qui va devoir réinjecter de l’argent pour requalifier ces cellules." explique Guénaël Devillet, expert en géographie commerciale et professeur à l’Université de Liège. "Il faut reconvertir et dans pas mal de villes, il y a carrément des rues qui vont complètement tomber."

Aujourd’hui, quand on crée de la ville, on essaye de créer des espaces multifonctionnels. Un retail park, c’est un espace monofonctionnel.

Pour lui, les retail parks, n’en déplaise à leurs promoteurs, ne sont pas un modèle d’avenir. "Avec un retail park, on crée un morceau de ville qui est monofonctionnel. Aujourd’hui, quand on crée de la ville, on essaye de créer des espaces multifonctionnels. Un retail park, c’est un espace monofonctionnel. Et donc, on est encore avec un type de promotion du vingtième siècle. Ce n’est pas du tout une figure de l’avenir."

En termes de produit immobilier, c’est extrêmement bien réussi. Maintenant, pour la collectivité, cela à moins d’intérêt. 

"Par contre, c’est extrêmement intéressant pour le promoteur, parce qu’il a réussi à faire un espace avec une fonction qui rapporte les loyers les plus intéressants. En termes de produit immobilier, c’est extrêmement bien réussi. Maintenant, pour la collectivité, cela à moins d’intérêt que lorsque l’on construit un espace multifonctionnel avec du logement, avec des services, avec toute une série de fonctions qui font la ville. L’avenir, ce sont des espaces multifonctionnels, plus intégrés dans la ville. Où on tricote à la ville existante des nouveaux quartiers, qui peuvent intégrer du commerce, du logement, etc. Parce que l’avenir sera quand même plus à des modes doux. On aura quand même plus de personnes, des personnes âgées, qui vont se recentrer sur des espaces accessibles à pied, aussi parallèlement une relance du vélo, etc. L'avenir n’est plus à des espaces hors ville, du tout à la voiture." prédit Guénaël Devillet. 

Ulrich Bartolas, le promoteur du retail park La Couvinoise, semble aussi l’avoir compris et y être sensible. Son équipe et lui-même étudient en ce moment un projet immobilier regroupant logements et petits commerces pour restimuler un tant soit peu le centre-ville de Couvin.


Retrouvez "On n'est pas des pigeons" en replay sur Auvio.

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