Cet article est le résumé d'un mémoire, ce travail de recherche universitaire est publié en partenariat avec le master Genre.
Les phénomènes "metoo" " et "balance ton porc" ont récemment participé à la libération de la parole des femmes sur les agressions sexuelles dont elles ont été victimes enfant et adulte. Je me suis posée la question de savoir si un tel phénomène serait possible dans mon secteur d’activité à savoir, celui des institutions spécialisées où j’encadre, notamment, des groupes de femmes présentant des déficiences cognitives modérées à sévères.
Pour entamer cette réflexion, il me semble primordial de réaffirmer l’existence d’un continuum de violences patriarcales et validistes. Publiée en 2020, l’étude DRESS (Direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques) a pu mettre en lumière que les femmes en situation de handicap sont deux fois plus souvent victimes de violences sexuelles que la population des femmes valides. L’étude précise qu’une majorité des agressions enregistrées par les forces de sécurité surviennent dans les instituts médico-éducatifs, les hôpitaux ou à domicile.
"Au cœur d’une double perspective de violences qui leur rappelle constamment l’infériorité hiérarchique qui est la leur, les femmes porteuses de handicap sont certes victimes de violences spécifiques, mais plus encore d’un système spécifique de violences, caractérisé par la pluralité des formes qu’elles prennent, leur omniprésence, le rôle déterminant qu’y joue la vulnérabilité, les problèmes d’identification des institutions en ce qui les concernent, et le manque de dispositifs adaptés pour les dépister et les prendre en charge", écrit Marie Denis dans le texte "Étude exploratoire. Handicap, violences et sexualité au prisme du genre".
En effet, pour comprendre ces violences, nous ne pouvons nous contenter de les analyser comme des faits divers ou de les lier à des symptômes cliniques. Nous nous devons de réfléchir à ce qui, par le fonctionnement même de nos institutions et de notre société (caractérisées par des rapports de domination), les a rendues possibles.
Quelle possibilité d’être reconnue comme victime ?
Il semble donc primordial dans l’accompagnement de ces femmes de pouvoir dégager les phénomènes de violences dont elles sont victimes d’une analyse purement psychologique et individualisée et de prendre en compte leur inscription systémique. Trop souvent, les témoignages des femmes en situation de handicap sont décrédibilisés.
Ils le sont premièrement parce que tout témoignage inscrit dans une "culture du viol" [La "culture du viol" est un concept sociologique utilisé pour comprendre comment les normes culturelles et comportementales participent à justifier, normaliser et même encourager les violences sexuelles faites aux femmes], peine à être reconnu.
Deuxièmement parce que, chez les femmes en situation de handicap, les vulnérabilités intellectuelles et sociales accentuent la méfiance de leur entourage et des professionnel·les : elles seraient fabulatrices à double titre, parce que femmes et parce qu’handicapées !
Quelle capacité à se reconnaitre comme victime ?
Il s’agit également de comprendre comment la particularité d’une vie en institution spécialisée vient oblitérer la parole de ces femmes avant même qu’elle puisse se formuler. L’intrusion provoquée par une vie en collectivité, dans les sphères les plus intimes qui soient, vient contredire la possibilité de se construire un espace à soi.
Un espace où peut se déployer l’intimité, la pudeur et une possibilité de "se penser". Mais encore, comment identifier une conduite violente alors que leur quotidien s’inscrit précisément dans la soumission : la soumission à la vie en communauté, aux horaires, aux activités et aménagements de l’institution. Toujours encadrées, toujours éduquées, ces femmes ne feront jamais l’expérience de l’émancipation même une fois l’âge adulte atteint. Si la question du consentement venait à se poser, il me semble légitime de l’inscrire dans ce contexte particulier où, précisément, consentir ne leur a jamais été proposé. Pourtant il n’existe aucune situation de vulnérabilité si grande qu’on ne puisse y identifier un refus.
Les femmes porteuses de handicap sont certes victimes de violences spécifiques, mais plus encore d’un système spécifique de violences, caractérisé par la pluralité des formes qu’elles prennent
Dans mon mémoire de fin d'étude en 2019, intitulé "Comment l’EVRAS peut-elle participer à l’émancipation des femmes en situation de handicap ? Analyse d’une situation au croisement des rapports de domination", j'expliquais : "Il faut pouvoir voir et reconnaitre une bouche qui se ferme lorsqu’on y amène une cuillère, des mains qui se crispent quand on ôte un pantalon. L’exercice du consentement se trouve là, dans ces modestes actions qui traduisent un besoin de reconnaissance et de respect. […] Si on souhaite parler de consentement […] il faut que ce dernier puisse déjà s’exercer dans leur quotidien ; que les professionnel·les et les institutions repensent leur prise en charge en interrogeant les rapports de force, la légitimité de leur autorité et la pertinence de leurs exigences."
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Et enfin, une dernière question se pose invariablement : quelles possibilités pour elles de fuir ? Si cette difficulté existe pour chaque femme victime de violence, elles sont ici d’avantage isolées. Comment pourraient-elles, ces femmes qui ne communiquent qu’avec les yeux, les mains, qui ne possèdent ni véhicule ni parfois aucune capacité d’orientation, aller à la rencontre d’associations qui recueillent et accompagnent les victimes de violence ? Quelles capacités ont-elles de pouvoir se confier, d’identifier une personne de confiance, parmi leurs pair·es, les professionnel·les ou les membres de leur famille ?
Comment pourraient-elles passer un coup de téléphone, accéder aux réseaux sociaux, découvrir dans la presse que des collectifs se forment et se solidarisent, etc ? Il faut noter à ce sujet l'existence des associations FDFA (Femmes pour le dire, femmes pour agir) et les Dévalideuses, toutes deux constituées de femmes porteuses de handicap et militantes.
Finalement, la question de départ est biaisée, elle fait porter le poids du social sur des femmes qui n’ont aucun levier politique, aucun accès à la citoyenneté. Il serait nécessaire de la reformuler : à quelles conditions une libération de la parole ou de l’expérience de ces femmes serait possible ? Il appartiendrait donc aux institutions et aux professionnel·les de tendre l’oreille. Intervenant·es de première ligne, ils et elles sont actuellement les seul·es capables de se faire porte-parole de l’indicible.
Il sera question de quitter la zone de confort institutionnelle qui consiste à régler ses problèmes à l’arrière de ses murs pour éviter d’en assumer les conséquences. Les modalités d’une telle transformation poseront inévitablement la question de la responsabilité et de la qualité de nos structures d’accueil. Mais elles questionneront aussi la façon dont ces institutions sont financées, la capacité des structures à proposer des espaces intimes et salubres et un encadrement adéquat et réfléchi.
Ces questions-là ne datent pas d’hier, le personnel du care réclame à hauts cris un refinancement du secteur non-marchand. Ce sera donc au sein même des politiques publiques qu’il faudra prendre en compte toute l’expérience spécifique de ces femmes et leur proposer des conditions d’existence qui leur permettent de s’affranchir de leur situation de vulnérabilité.
En effet, le risque d’une telle parole, si elle se libère, est qu’elle sanctionne une société, qui, invariablement, invisibilise l’altérité pour ne pas prendre le risque de faire son auto-critique.