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Réforme des retraites en France : le 49.3, l’article honni de la Constitution française

Emmanuel Macron, Elisabeth Borne, Michel Rocard, Edith Cresson et Raymond Barre

© AFP/BELGA

Avis de tempête politique chez nos voisins. Ce jeudi, pour faire passer sa réforme des retraites, le gouvernement, par la voix de la Première ministre Elisabeth Borne, a dégainé l’article 49.3. Un point de la constitution qui enflamme opinion publique et opposants politiques. Mais de quoi s’agit-il en fait ? Explications et retour en arrière pour mieux cerner le pourquoi du comment et les enjeux d’un mécanisme… bien huilé.

Le tollé est fameux outre-Quiévrain. Pour beaucoup, il y a 49.3 bonnes raisons de hurler au déni de démocratie. Pourtant, l’usage de cet article bien spécifique à la Constitution de la Ve République est bien codifié. Et est loin d’être une nouveauté. Hier, c’était en fait la centième (!) fois qu’il était utilisé à l’Assemblée.

Manifestation contre la réforme des retraites le 15 mars 2023
Manifestation contre la réforme des retraites le 15 mars 2023 © AFP

Elle vient d’où, cette crise ?

Tout d’abord une brève explication de la tuyauterie parlementaire… Pour faire passer des textes dans les différents parlements, il faut un vote majoritaire. C’est un des b.a. ba de la démocratie. Seulement, parfois, les choses ne sont pas si simples. Si le Sénat français a adopté à une large majorité le texte de la réforme voulue par Emmanuel Macron et son gouvernement, la chose n’était pas gagnée à l’Assemblée nationale. En effet, l’élection législative (qui a suivi d’un mois la présidentielle, au printemps 2022) a été plus compliquée que prévu pour les partis présents au gouvernement. La majorité présidentielle a fondu et a perdu sa majorité absolue.

Dans l’hémicycle, il faut 289 sièges pour faire passer des textes (il y a 577 députés au total dans l’assemblée). Or, la majorité présidentielle ne compte plus que 245 sièges. Elle est donc obligée, si elle veut faire passer des lois, textes et autres réformes, de faire appel à des voix de l’opposition. Et quelle est cette opposition représentée dans le prestigieux cénacle ? Elle est composée de deux blocs principaux : à ma gauche, l’alliance de la NUPES. On y retrouve les élus France Insoumise (gauche radicale), les écologistes, les communistes et les socialistes. Ceux-ci sont depuis plusieurs mois vent debout contre la réforme des retraites. A ma droite (ou plutôt mon extrême-droite), il y a le Rassemblement national. Le parti de Marine Le Pen (88 députés), opposant farouche à Macron, ne vote évidemment pas les textes de lois. Ça, c’est pour les deux gros morceaux de l’opposition.

Mais il y a aussi les Républicains. Ils sont une soixantaine. Et c’est sur ces députés de la droite que le gouvernement comptait pour faire passer sa réforme des retraites (appelée plus précisément " projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale ", pour les puristes). Soixante votes de la droite, plus la majorité présidentielle – qui englobe le parti " Renaissance " du président Macron (170 députés), " Horizons " de l’ex-Premier ministre Edouard Philippe (29) et le Modem de François Bayrou (51) – ça fait le compte, le vote pouvait donc passer crème. Seulement – et c’est là le hic —, les Républicains se sont montrés plus divisés que prévu. Bien que le nouveau président de parti, Eric Ciotti, ait demandé à ses députés de voter pour la réforme, tous ne prévoyaient pas de le faire. Et au fur et à mesure des manifestations et du mécontentement de la population, certaines voix se sont élevées (notamment du côté des plus modérés du parti) pour ne pas voter le texte. Ou bien tout simplement s’abstenir. Patatras. Les gages que les ténors de droite avaient donnés à la Première ministre s’effritent. Et les membres du gouvernement de se lancer, jusqu’à hier midi, dans des calculs d’apothicaire. Quel député Républicain votera la réforme ? Quel autre ne le fera pas ? Et il est apparu que cela allait être ric rac. A deux ou trois votes près, le texte pourrait ne pas passer.

Le président Macron et son équipe auraient souhaité que sa réforme contestée obtienne un assentiment du Parlement. Question de démocratie. Question de légitimité. Question de faire taire nombre de critiques. Or, si ce texte, si cher à l’exécutif, n’est finalement pas voté à la majorité, cela signifierait un camouflet énorme pour Macron et ses ministres. Après des discussions sérieuses et serrées, le couperet est donc tombé ce jeudi en début d’après-midi : Emmanuel Macron décide qu’il ne prendra pas le risque.

Compte tenu des comptes trop incertains, je suis dans l’obligation de vous proposer d’engager la responsabilité de mon gouvernement

Elisabeth Borne

Elisabeth Borne le 15 mars 2023
Elisabeth Borne le 15 mars 2023 © AFP

49.3… C’est quoi, au juste ?

Et bien, l’article 49, alinéa 3, c’est celui-là : " Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session ". Voilà.

Pourquoi un tel article ?

Le texte est donc écrit noir sur blanc dans la Constitution de la Ve République. Il entre dans un ensemble de dispositions qui doivent réguler " les rapports entre le Parlement et le gouvernement ". Il s’agit en fait, à la base, de régler un des gros problèmes de la République précédente, à savoir la IVe. Mise sur pied juste après la guerre, celle-ci faisait la part belle au débat parlementaire. Très bien. Seulement, tous les six mois, une crise ou une autre faisaient que les gouvernements successifs sautaient à tout bout de champs. Une instabilité chronique et une lenteur dans les prises de décisions que les concepteurs de la Ve République, en 1958, ont voulu rectifier. Il s’agit donc là, par cet article 49.3, pour le Conseil des ministres, de faire passer une loi sans l’aval du parlement. Lorsque les débats pataugent par exemple, ou quand il y a urgence. Un des grands alchimistes de la Constitution de 1958, Michel Debré, l’expliquait ainsi, comme s’en rappelle le journal " Le Monde " : " L’expérience a conduit à prévoir, en outre, une disposition quelque peu exceptionnelle pour assurer, malgré les manœuvres, le vote d’un texte indispensable ".

Elisabeth Borne, loi d’être la première

1958 – 2023… Il s’agit donc, avec le 49.3. enclenché hier, de la centième fois que l’article est activé. Ce n’est donc pas un acte si exceptionnel que ça. Et dans l’histoire politique française, c’est donc souvent dans une période où la majorité présidentielle est faible ou en difficulté au Parlement ou qu’il y a tentative d’obstruction parlementaire que l’usage en est fait.

 

Michel Rocard en 1999

En fait, depuis Raymond Barre, au mitan des années 70, tous (à l’exception notable de Lionel Jospin et de François Fillon) l’ont utilisé. Le champion toutes catégories, c’est Michel Rocard. Sous François Mitterrand, il le sortira 28 fois. Mais Jacques Chirac, Edith Cresson ou Pierre Bérégovoy ne seront pas en reste. L’article a ainsi été brandi et utilisé pas moins de… 39 fois entre 1988 et 1993. Ensuite, c’est Edouard Balladur qui en a fait usage. Ça, c’était pour éviter cette fameuse " obstruction ". 3800 amendements contre son projet de loi sur la privatisation d’entreprises publiques avaient été déposés. Bon ben il est passé au-dessus.

Manuel Valls en 2015 (derrière : Michel Sapin et Ségolène Royal)
Raymond Barre en 1977

Bref, déjà critiqué et après cette salve quasi ininterrompue, on a quand même pensé que ce serait pas mal de ne plus utiliser ce 49.3 à tire-larigot. En 2008, on a révisé la Constitution. Et il a été décidé de restreindre un peu son utilisation. Dorénavant, la responsabilité du gouvernement ne peut être engagée que " sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale ". Et seulement sur un projet (ou proposition) de loi au cours d’une même session.

Dans les années 2010, il fut encore sorti par Manuel Valls, et ce à six reprises (trois fois pour la " loi travail " et trois fois pour (tiens, tiens) la " loi Macron "). Déjà fortement critiqué à l’époque, Manuel Valls avait par la suite promis de supprimer le 49.3 de la Constitution s’il était élu président de la République.

Premiers ministres français de 1958 à 2012
Premiers ministres français de 1958 à 2012 © Tous droits réservés

49.3… Et après ?

Voilà. Le " coup de force " a été enclenché. Mais ce n’est pas pour cela que les députés doivent rester les bras ballants. En effet, l’Assemblée nationale peut encore agir. C’est prévu par la loi. Une motion de censure peut être déposée dans les 24 heures – et signée par au moins un dixième des députés -. Si tel est le cas, elle est discutée et votée par l’Assemblée (dans les jours qui suivent). Si la motion de censure est finalement adoptée (à la majorité), le texte vole à la poubelle et le gouvernement tombe. Sinon, le texte est adopté.

Et bien, dans l’histoire de la Ve République, un gouvernement qui est renversé par une motion de censure suite à un 49.3, ce n’est jamais arrivé.

Graphique du journal "Libération"

Champ de bataille

Pourquoi ? Et bien principalement parce qu’unir des oppositions, ce n’est pas si facile non plus. La NUPES, par exemple, est peu encline – et c’est un fameux euphémisme — à voter un texte proposé par le RN, son ennemi juré. Et inversement. Mais une autre piste pourrait se dégager… il existe à l’assemblée un groupe centriste qui compte 20 membres. Il s’agit du LIOT (pour " Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires "). Le groupe compte déposer une motion de censure. "Nous avons décidé de donner les plus grandes chances possibles à la censure et donc de retirer notre propre motion au profit de celle de Liot", a dit ce matin Jean-Luc Mélenchon, chef de file des Insoumis (NUPES) et remonté comme une pendule sur France Inter.

Et la question va alors se poser aussi avec les Républicains… mais cette fois-ci dans le sens inverse. Les députés qui pensaient voter contre la réforme ou s’abstenir vont-ils franchir le Rubicon et voter contre le gouvernement ? Rien n’est moins sûr, et le président Ciotti a déjà affirmé qu’il ne se joindrait pas à l’hallali. Mais on a vu, certains députés Républicains se disent libres et pourraient vouloir jouer cavalier seul. Rien n’est moins sûr cependant. La chute du gouvernement provoquerait, après le tollé du 43.9, un séisme politique. Mais le stratège Macron a certainement déjà finement analysé les risques. Quitte à (comme elle l’a elle-même affirmé) utiliser Elisabeth Borne comme " fusible ".

Extraits de notre 19h30

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