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Rencontre avec Emma Beko, nouvelle figure de la scène hip-hop Montréalaise

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Par Guillaume Scheunders

La scène hip-hop montréalaise ne cesse de nous offrir des raisons de l’adorer. On vous parlait du cloud rap de Lewis Dice il y a peu, on se tourne aujourd’hui vers Emma Beko, étoile montante d’une scène ultra-prolifique et trop méconnue de nos oreilles belges. Après un premier album sorti début 2021, elle vient de dévoiler sadguitar_V777.wav, le premier extrait de son futur double EP.

Nous sommes en milieu d’après-midi lorsque la réunion Zoom commence. Chez Emma, à Montréal, il est 9 heures du matin. Ce n’est pas l’heure la plus adéquate pour une interview, mais elle apparaît tout de même avec un large et chaleureux sourire, vêtue d’un sweat Bugs Bunny. La jeune canadienne évoluait sous notre radar jusqu’à ce qu’elle dévoile il y a peu son nouveau single, sadguitar_V777.wav, un mélange (d)étonnant de hip-hop et de guitare grunge qui témoigne d’une pluralité d’influences. Après avoir pris la décision de s’affranchir de son duo Heartstreets, la Montréalaise a dévoilé un album solo, Blue, plus tôt cette année. Elle y développe une introspection assez sombre, sorte de marque de fabrique chez elle. On a connecté Bruxelles et Montréal le temps d’une interview pour parler de sa carrière, son album, son nouveau single ou encore de la scène québécoise.

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Hello Emma ! Tu es une artiste canadienne, née en Hongrie, avec des origines péruviennes et tu as vécu quelques années à New York. C’est un parcours assez peu commun, tu sais nous en raconter un peu plus ?

Je suis née en Hongrie mais mon père est péruvien, ce qui fait que j’ai déménagé au Pérou. Je suis venue à Montréal à l’âge de trois ou quatre ans. J’y ai grandi jusqu’à la fin de mes secondaires, où je suis partie rejoindre ma mère à New York. Elle était ballerine, ce qui fait qu’elle bougeait et déménageait souvent.

Quand t’es-tu prise de passion pour le hip-hop ?

À partir de mes 11 ans, j’étais dans un groupe de danse hip-hop, avec qui je suis d’ailleurs allée à Los Angeles pour les World Hip-Hop Championships. Je me suis vraiment rendu compte que c’était ma culture, ma passion. J’écoutais beaucoup de rap, mais je ne rappais pas encore. J’écrivais beaucoup de lignes, de rimes, etc. Je me rappelle que je ne les disais même pas à voix haute, j’étais trop gênée de franchir cette limite. Quand je suis allée à New York, j’ai trouvé des amis qui me ressemblaient assez rapidement. On était tout le temps en cyphers, on écoutait des beats et on freestylait. C’est là que j’ai pu essayer et développer mes compétences, mais surtout me donner un peu de confiance. Puis à New York, on allait se baigner à Jones Beach, un endroit dont Biggie ou Big L parlent dans leurs sons… J’habitais à l’endroit d’où venaient mes rappeurs préférés. Je me sentais vraiment chanceuse d’être dans cet environnement-là. Je n’ai pas vécu les mêmes choses que les rappeurs que j’aime, mais je comprends d’où ils viennent. J’ai pu vraiment me découvrir.

C’est quoi le déclic qui t’a poussée à rapper ?

Dans les cyphers, les gens n’étaient pas forcément très bons, je me disais que j’étais capable de faire ce qu’ils faisaient. On buvait aussi beaucoup d’alcool lorsque j’étais en secondaire. Ça donne une confiance, ça enlève les inhibitions. Je me suis rendu compte que j’étais capable de rapper. J’ai retrouvé des vidéos de moi à 17 ans, où je fumais et je plaçais des textes sur du DJ Premier. Mais à ce moment-là, jamais je ne pensais faire ça “pour de vrai”, que des gens voudraient m’écouter. Quand les gens autour de moi ont commencé à me dire qu’ils aimaient bien ce que je faisais, on a créé notre groupe avec mon amie Gab. Petit à petit, on a sorti de la musique, les gens ont commencé à venir à nos shows… Le déclic de faire du rap s’est en réalité fait pendant le processus.

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Avec ton groupe Heartstreets, tu as collaboré avec un célèbre Montréalais, Kaytranada, sur le morceau Blind. C’était comment ?

On l’a contacté et il était emballé, il connaissait ce qu’on proposait. On est allées au studio plusieurs fois, on a choisi une instru sur laquelle on a enregistré une chanson, mais finalement il a donné l’instru à un rappeur américain dont je ne me rappelle plus le nom. On a donc choisi une autre chanson, on est retournées au studio où on a enregistré. Il était impliqué dans la création de la chanson, il dirigeait Gab pour les mélodies ou les harmonies. Ça s’est fait super organiquement. Il faut savoir que je ne force jamais les choses si ce n’est pas naturel.

Comment abordes-tu ce statut de rappeuse blanche ?

Toutes les artistes que j’écoutais n’étaient pas blanches. Je me suis déjà demandé si j’avais ma place là-dedans. Mais ce que je rappe, c’est honnête. Je n’essaye pas de faire quelque chose qu’un autre a déjà fait. Et puis je parle de ma vérité quand je rappe. En tant que femme, je n’ai jamais ressenti que c’était un problème. Au contraire, je pense que c’est une force. Je suis contente parce que dans mon entourage, en tout cas dans la scène de Montréal, on m’a dit que j’étais l’une des premières rappeuses blanches.

On ressent dans ta musique, surtout avec Heartstreets, une forte influence de Lauryn Hill et des grandes figures féminines du rap. Elles ont été des sources d’inspiration ?

On a grandi en écoutant beaucoup Lauryn Hill ou les Fugees, mais on ne s’est jamais dit qu’on allait faire quelque chose qui y ressemble. Quand on a commencé à faire de la musique, nos influences ressortaient énormément. C’est pour ça qu’avec Heartstreets, c’était un peu de l’exploration, de l’essai. Mais là, avec mon projet solo, je sais ce que je veux, ce que j’aime. Ma ligne directive est claire, mes goûts sont définis.

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Pourquoi cette décision de partir en solo ?

Ça faisait longtemps que ça mijotait dans ma tête. Je pense que c’est tout à fait normal de vouloir apprendre à se connaître seul en tant qu’individu car jusque-là, je ne me connaissais qu’en groupe. J’ai découvert Lil’Peep il y a environ cinq ans et demie. Musicalement, j’adorais ce côté dark, grungy, emo, mais je ne l’avais jamais vu se mélanger au hip-hop de cette façon-là. Sa musique me touchait vraiment, ça m’a inspirée. Mais c’était impossible que Heartstreets fasse ce genre de musique là. J’ai toujours su que je voulais faire de la musique toute seule, mais quand j’ai découvert Lil Peep, ça m’a donné la poussée nécessaire pour me lancer. J’ai commencé à écrire pour moi-même, puis un an plus tard j’ai rencontré Beau Geste, qui a produit Blue, mon premier album. On a commencé à faire des sessions ensemble. Toutes les références que j’avais, il les avait aussi. On était sur la même longueur d’onde. C’était cool de rencontrer une personne qui comprenait tout mon background.

Tu évoques des thèmes assez sombres et personnels dans tes chansons, pourquoi ce choix d’une musique très introspective ?

J’ai toujours parlé de mes expériences. Avec Heartstreets, je parlais toujours de choses très sombres, mais je trouvais toujours un twist pour donner de l’espoir. Et puis les beats n’étaient pas très sombres. Là, j’ai décidé de ne pas mettre de morale à la fin de l’histoire. La vie a ses hauts et ses bas, et des fois ça craint juste et tu ne peux rien y faire. On a le droit d’être down, de se sentir merdique, de se sentir découragé. Ça fait partie de la vie et il faut l’accepter comme ça, pour qu’après, les hauts soient plus fun. Je suis très chanceuse car j’ai une vie que j’aime beaucoup et je suis vraiment heureuse la majorité du temps. Mais ces moments-là ne me donnent pas envie d’écrire une chanson. Je les absorbe et ils me rendent heureuse. Après ça, les trucs moins fun, je les mets en chanson pour accepter mes émotions.

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Tu viens de sortir un extrait de ton prochain album, qui se déclinera en deux EP. On y sent un mélange de genres intéressant dedans. Peux-tu nous en dire plus ?

J’aime un bon beat hip-hop, mais il y a quelque chose dans la guitare électrique qui me rappelle ce que j’écoutais en grandissant, comme Nirvana, The Cure, etc. Ça s’est imprégné dans mon cerveau, ce n’est même pas un choix : quand j’entends ce genre de guitare là, ça me touche. CFCF est un producteur incroyable au niveau des détails, des sons et des émotions. On a fait des sessions et j’ai vu plein de guitares, je lui ai demandé s’il en jouait. Il a commencé à faire plein d’accords et à un moment donné, il a fait une note qui m’a scotchée. On a développé la chanson dessus. On a réussi à créer quelque chose de nouveau pour lui et pour moi. Comme c’est une chanson assez compliquée à écouter, j’ai voulu qu’elle soit difficile à nommer, donc on a gardé le nom du fichier d’origine, sadguitar_V777.wav. C’est le contraire de ce que tout le monde essaye de faire dans l’industrie musicale avec des noms catchy, vendeurs, sans trop de mauvais mots.

Tu te livres encore une fois à cœur ouvert dedans.

C’est la chanson sur laquelle je me sens la plus vulnérable. Je parle de mes insécurités, du fait que je me sens incompétente, pas à ma place, comme un imposteur. Mais parfois je me sens comme la meilleure au monde. On veut souvent se montrer sur les réseaux sociaux, dire qu’on est cool, que ça marche bien, etc. Dans cette chanson-là, ça fluctue énormément. Dans le refrain, je suis complètement confuse. C’est un peu comme un journal intime.

 

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Tu fais partie d’une scène Montréalaise qui regorge de talents. Comment vis-tu l’évolution de celle-ci ?

Depuis toujours, il y a beaucoup de talents à Montréal. Je n’arrive pas à calculer vraiment l’impact de la musique de Montréal sur le monde. Il y a énormément de diversité en termes de genre de musique ici, c’est incroyable. Ça ne coute pas cher d’habiter à Montréal, donc tu peux vivre en étant artiste. Vu que la vie ne coute pas cher, la ville est assez relax. Les gens ont moins cette pression de la réussite. C’est peut-être l’une des raisons pour laquelle ça s’exporte moins. Tu peux vivre si ta musique ne fonctionne qu’au Québec. C’est une grande région, tu peux faire des tournées, des festivals, vendre des disques… Moi, ma musique est un peu trop de niche pour que ça fonctionne vraiment, puis le public québécois consomme la musique un peu en retard par rapport au reste du monde. Mais la scène musicale est vraiment incroyable.

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