Chronique littérature

"République sourde" d’Ilya Kaminsky, un récit poétique poignant qui se lit comme un conte

© Éditions Christian Bourgois

Dans sa chronique littérature, Sophie Creuz nous présente "République sourde" d’Ilya Kaminsky, qui paraît aux éditions Christian Bourgois.

La poésie d’Ilya Kaminski

Voilà ce que peut la littérature : trouver des formes nouvelles pour notre temps, donner à la fois la dimension tragique, épique et humaine que les images ne font qu’exposer ou que l’émotion qu’elles suscitent oblitère.

Et cette forme passe, contre toutes attentes, par la poésie. Une poésie qui se lit comme un conte, qui emprunte à la fois à la chronique populaire et à l’élégie.

Ilya Kaminski est né en 1977 à Odessa quand elle était soviétique, ses parents ont fui en 1993 et demandé l’asile politique aux Etats-Unis, c’est d’ailleurs en anglais qu’il a écrit ce texte couronné par de très nombreux prix et salué par des écrivains tels que Joyce Carol Oates, Colum McCann, Patti Smith pour ne citer que les plus connus.

Aux Etats-Unis, on est moins frileux que chez nous pour la poésie, le genre y a une aura, une audience et une visibilité beaucoup plus grande, ce qui crée un public de lecteurs et une dynamique de création qui n’effraie pas comme chez nous, où elle a bien du mal à sortir de sa niche.

Une poésie décloisonnée

Et c’est une poésie décloisonnée que propose ce livre, qui se lit d’un seul tenant comme un court roman, en déployant une histoire en plusieurs actes. On rêverait d’ailleurs de la voir jouer sur scène, parce qu’elle sollicite non seulement la voix, les images mais aussi les marionnettes et le langage des signes. L’auteur est lui-même malentendant depuis ses quatre ans. Et dans ce texte, il joue avec la puissance symbolique de cette surdité, celle du monde, bien sûr, qui n’entend pas les avertissements et les souffrances.

Ilya Kaminski nous parle d’un pays en guerre, qui ressemble à l’Ukraine mais qui pourrait être partout. Et dans ce cas précis, en Amérique. Dans ce pays, vit un jeune couple de marionnettistes, amoureux, heureux, tendres, qui attend un bébé. Puis surgissent des soldats qui prétendent "préserver leur liberté". Cela nous rappelle quelque chose… Ils parlent une langue que personne ne comprend. Ces soldats tuent un enfant sourd qui n’entendait pas leurs ordres. Alors tous font cercle autour de son corps étendu sur l’asphalte. "Les habitants de la ville forment un cercle en se tenant la main et un autre cercle à l’intérieur de ce cercle et encore un autre pour empêcher les soldats de s’approcher du corps du garçon." Ils dressent un mur de silence. Ils n’entendent ni ne parlent plus, mais inventent un langage de signes pour communiquer entre eux, au nez et à la barbe de l’armée d’occupation.

Cette édition est présentée en anglais sur la page de gauche et en français en vis-à-vis, une excellente idée s’agissant de poésie, parce que la musique des mots, le rythme ne sont pas les mêmes, d’une langue à l’autre.

Cette "République sourde" est véritablement une œuvre qui fera date et restera, c’est certain. Son originalité, sa portée, sa douceur, sa vérité sont frappantes. On devrait la lire dans les écoles, tant elle est d’aujourd’hui, accessible, forte, simple et éloquente. Et courte, pas de quoi effaroucher les élèves !

Un texte d’une criante actualité

Bien qu’écrit en 2019, ce récit a une résonance toute particulière aujourd’hui. Et puis, on sait que la guerre et l’occupation en Ukraine ont commencé en 2014. D’autre part, cela pourrait se situer partout, hélas. Parce qu’il parle aussi d’exil forcé.

Par sa puissance et sa forme littéraire, c’est une œuvre qui s’apparente au théâtre de Brecht, par cette mise à distance de l’émotion et par ce récit épique, en mouvement, qui est comme un chant. On entend les voix des villageois, on y souligne des détails du quotidien qui disent tellement que la guerre dévaste l’ordinaire, les maisons mais aussi l’intime au plus profond de soi.

Cela fait penser au "Cercle de craie caucasien" ou à "La Bonne âme du Setchouan" pour ceux qui connaissent un peu Brecht, par son côté de parabole populaire et ses images saisissantes. Celle-ci par exemple : "Ils sortent la femme Gora de son lit comme on arrache la porte d’un bus." Tout est dit de la violence et de la fragilité de la vie.

L’Ukraine est évoquée pour qui veut bien le voir, par les couleurs dans cette phrase, par exemple : "le canari bleu de mon pays se cogne aux murs, aux réverbères, à ceux qu’il aime. Le canari bleu de mon pays regarde leurs jambes tandis qu’ils courent et tombent."

Le livre est illustré par quelques dessins de mains qui signent le langage des sourds, pour traduire, "convoi armé", "se cacher" mais aussi "un baiser" et "sois gentil".

Et ces mains donnent une présence, une chaleur à ces silences qui parlent, non pas à l’oreille mais à la conscience, avec une urgence qui n’oublie jamais la beauté.

"République sourde" d’Ilya Kaminsky est traduit de l’anglais par Sabine Huynh et paraît chez Christian Bourgois.

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