Belgique

"Retissons du lien" : une victime d’attentat et une mère de djihadiste témoignent ensemble

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Rassembler ceux que tout semble opposer : des victimes d’attentats et des parents de djihadistes. C’est le projet "Retissons du lien" lancé en 2018 à l’initiative de deux sociologues cliniciens. Ceux-ci ont créé un cadre permettant aux uns et aux autres de se rencontrer et de mener ensemble une réflexion autour d’une question centrale : "Qu’est ce qui est arrivé à notre société ?"

Des membres de "Retissons du lien" se rendent également en duo dans les écoles pour sensibiliser les jeunes. Nous avons pu assister à l’une de ces séances dans une classe bruxelloise. Un échange riche et intense.

Les bancs sont installés en carré dans cette classe du CERIA à Anderlecht. Olenka Czarnocki, professeur de philosophie et citoyenneté, attend ses élèves de 7e TAPS. Entendez technique agent prévention et sécurité. "Il y avait pas mal d’absents ce matin selon mes collègues. J’espère qu’ils seront quand même en nombre". Lors des cours précédents, elle a parlé à ses élèves de l’histoire du terrorisme et du processus de radicalisation. Mais aujourd’hui, plus question de théorie, elle a invité deux intervenantes en classe pour témoigner de leurs histoires.

Sandrine Couturier et Saliha Ben Ali témoignent en classe.
Sandrine Couturier et Saliha Ben Ali témoignent en classe. © RTBF

Saliha

Saliha Ben Ali, mère de 5 enfants, a perdu son deuxième fils en 2013. Celui était parti en Syrie après avoir été endoctriné par le groupe Sharia4Belgium. Sandrine Couturier, maman de deux jeunes femmes, est une victime des attentats de Bruxelles. Elle se trouvait dans le métro le 22 mars 2016.

La sonnette musicale retentit et les élèves arrivent finalement nombreux. Curieux d’entendre les deux intervenantes dont ils ignorent encore l’identité. La classe s’est remplie.

C’est Saliha Ben Ali qui prend d’abord la parole. "Sabri, mon fils de 18,5 ans, est parti du jour au lendemain de Vilvorde pour la Syrie. Et 3 mois après, on a appris son décès. J’ai découvert qu’on pouvait perdre un enfant du jour au lendemain sans s’y attendre".

Sandrine enchaîne. "Moi, j’étais dans le wagon dans lequel le kamikaze s’est fait exploser à Maelbeek. Le matin, j’avais entendu qu’il s’était passé quelque chose à Zaventem. Mais on n’avait pas encore prononcé le mot attentat. Donc, je suis partie tout à fait en confiance, je n’ai pas du tout eu peur". 

Les élèves sont tout de suite captivés. Et quelque peu interloqués de voir ces deux femmes venir ensemble pour témoigner.

Plaque commémorative, posée à Maelbeek en l’honneur des victimes de l’attentat du 22 mars.
Plaque commémorative, posée à Maelbeek en l’honneur des victimes de l’attentat du 22 mars. © BELGA

Sandrine

Avec courage, Sandrine revient sur cette journée traumatique qui a chamboulé sa vie. "On s’est arrêté à Maelbeek. Le métro a redémarré tout doucement et puis, c’est l’explosion. A ce moment-là, on sait tous qu’on est dans un attentat. J’ai l’impression de lâcher prise et je me dis, on verra ce qui se passe. Le métro s’ouvre comme une boîte de conserve. Je garde des souvenirs visuels mais pas de souvenirs du bruit. Au moment où je rouvre les yeux, je suis assise à côté de la fenêtre à côté du quai. La vitre est brisée. Mon instinct de survie se met en route, je vois l’opportunité de sortir. J’ai la vision qui se rétrécit, je ne vois rien sur les côtés, je ne vois plus que devant moi. On est sorti très calmement. Ce qui est impressionnant alors, c’est le silence. L’expression est juste, à ce moment-là, il y avait un silence de morts".

Il y avait un silence de morts

L’explosion a eu lieu à 9h11. Sandrine est dehors à 9h12 et commence alors à ressentir la douleur. Ses mains et son visage sont brûlés. "Je téléphone à mon mari qui est à la maison et qui écoute la radio en boucle avec Zaventem. Je lui dis que j’ai été prise dans un attentat, que j’ai peur d’être défigurée mais sinon ça va. Lui me dit : mais de quoi tu me parles ?".

En attendant les secours, Sandrine s’installe dans une "solitude terrible. Ma seule envie, c’est de dormir". Les secours arrivent et Sandrine hérite d’une plaque rouge, indiquant qu’elle fait partie des victimes prioritaires. Elle est transférée à l’hôpital militaire. Brûlée au deuxième degré, ses blessures seront guéries en quelques semaines. Elle n’en gardera pas de séquelle physique.

"A partir de ce moment-là, c’est un long travail de reconstruction, d’acceptation de ce qui est arrivé. Se demander si on est une victime. C’est le traumatisme psychologique qui fait de vous la victime. Jusqu’à il y a peu je trouvais que j’allais vraiment bien et puis voilà, de temps en temps on est un peu rattrapé", confie Sandrine, émue.

La plaie est encore vive et l’émotion toujours à fleur de peau. D’autant plus que la date anniversaire de l’attentat approche, tout comme le procès qui commencera en octobre 2022.

Saliha Ben Ali en 2016.
Saliha Ben Ali en 2016. © BELGA

La classe à l'écoute

Les deux femmes se passent la parole. Les étudiants écoutent avec attention leurs histoires qui s’entremêlent. "Il pratiquait la religion mais je sentais qu’il y allait trop loin", explique Saliha en revenant sur le changement de comportement de son fils. "Mais d’un autre côté, je me disais : il a 18 ans, cela va lui passer".

En 2013, Saliha n’a pas vu venir l’embrigadement de son fils. Aujourd’hui, elle analyse avec lucidité les étapes de son glissement vers le djihadisme.

Elle évoque tout d’abord son départ de l’école, 6 mois avant la fin de la rhéto, suite à un conflit avec un professeur. "On a fait des tentatives avec la direction pour essayer d’y remédier mais en vain. Il s’est senti dégoûté, incompris, victime d’une injustice".

Sabri trouve ensuite un premier boulot comme éboueur en intérim. "Pour lui, c’était une fierté au début parce qu’il avait décroché un taf".

Mais très vite, le jeune homme déchante suite aux remarques de son entourage. "Il y avait tous ses copains du quartier qui lui disaient : c’est toi qui as été le plus loin à l’école et regardes ce qu’on te donne comme taf. Tu ramasses les poubelles des infidèles. C’est là que mon fils a commencé à cogiter. Pour lui, ce n’était pas un chouette travail qu’il faisait, on l’avait injustement mis dans une case qui ne lui correspondait pas. Il se sentait comme un vaurien".

Au lieu d’être un zéro, je suis devenu un héros

C’est là que Sabri Ben Ali va commencer à fréquenter Sharia4Belgium, un groupe extrémiste à vision terroriste mené par l’Anversois Fouad Belkacem. En 2013, ils recrutent aussi activement depuis Vilvorde, attirant des jeunes en déshérence comme Sabri. Nombre d’entre eux partiront en Syrie.

"Un jour, de là-bas", se souvient Saliha, "il m’avait même envoyé cette phrase : 'Au lieu d’être un zéro, je suis devenu un héros'. Mais après un mois, il a voulu revenir et ils l’ont mis en prison. Il y est resté 2 mois et demi et à sa sortie, il s’est fait exécuter".

En 2016, Sabri Ben Ali a été jugé par défaut et condamné à 5 ans de prison pour participation aux activités d’un groupe terrorisme par le tribunal correctionnel d’Anvers.

Les prévenus du procès Sharia4Belium au tribunal d’Anvers. Décédé, Sabri, le fils de Saliha, y sera jugé par défaut.
Les prévenus du procès Sharia4Belium au tribunal d’Anvers. Décédé, Sabri, le fils de Saliha, y sera jugé par défaut. © BELGA

Endoctrinement express

Dans la classe, les élèves de 7e n’ont pas décroché un instant. Ils ont désormais l’occasion de poser des questions. Soufiane se lance : "Est-ce que vous pensez que votre fils s’est fait retourner le cerveau ?".

"Mon fils a été endoctriné en deux mois et demi de temps", confirme Saliha. "Quand je lui proposais d’aller faire les courses, il refusait d’aller au magasin car il y avait de la musique et c’est haram. Il enlevait les photos de sa chambre, il éteignait la télé. Il ne prenait pus le bus ou le tram car il y avait des photos de femmes dévoilées. C’était extrême. Je comprenais que mon fils allait dans le mur. Il était question qu’il retourne à l’école mais il ne voulait pas fréquenter une école où il ne pouvait pas prier. C’était un lavage de cerveau. Pour moi, ce n’était pas Sabri".

"Ses amis aussi y sont pour quelque chose ?", questionne encore Soufiane. "Il avait fait une croix sur tous ses amis. On ne les voyait plus. Il faisait pourtant du basket à haut niveau. Il était en équipe première à Vilvorde. Mais il disait qu’ils n’étaient pas de bons musulmans et que maintenant, il avait ses frères".

"Est-ce que vous avez essayé de le secouer un peu ?", demande à son tour Lucia"Il faisait croire que tout allait bien. Je disais à mon mari : tiens c’est inquiétant, on ne connaît pas ses nouveaux copains. Mon mari me disait : Sabri on lui a toujours fait confiance, il n’a jamais fait de conneries. On ne va pas commencer à le suivre partout. Tous les jours, il allait chez ses frères. Ils avaient des séances d’entraînement physique. Ils couraient dans des parcs avec des sacs remplis de brique. Et puis le soir, ils recevaient une pizza ou un repas et après, ils avaient le prêche. On les nourrissait psychologiquement avec des idées mortifères. Pour eux, mourir c’était revivre".

"Je n’ai pas pu le sauver"

Quand Sabri annonce son départ en Syrie à sa maman, Saliha envisage directement le pire. Elle vit dans l’attente d’un coup fil annonçant son décès. Elle ne prend plus l’autoroute, seulement les petits chemins pour pouvoir décrocher à tout moment. En décembre 2013, une voix venue de Syrie lui annonce la mort de Sabri.

"Pourquoi vous vous sentez si coupable par rapport à votre fils ?", interroge Valentina du bout de la classe. "Parce que je n’ai pas su le sauver. Tout simplement. Je me dis qu’émotionnellement, j’aurais dû écouter plus mon instinct, mes tripes, et aller voir ce que faisait mon fils, le pousser à parler".

Pour Saliha, qui vit avec cette culpabilité, c’est la double peine. Comme beaucoup de parents de djihadistes, il lui faut porter la tristesse de la perte d’un enfant et faire face en même temps au jugement de la société qui la considère souvent comme coupable, voire complice.

Sandrine intervient. "Je comprends Saliha. Le sentiment de culpabilité de se dire qu’on a failli quelque part mais je suis persuadée que cela peut nous arriver à tous. On n’est pas maître de ses enfants. Ils peuvent prendre des chemins qui ne sont pas les nôtres. Après, c’est aussi la question de comment la société vous implique par rapport aux choix de vos enfants. Moi, j’ai facile car j’étais au mauvais endroit au mauvais moment. Je n’étais pas visée. Je n’ai donc pas ces questions de culpabilité. Ma seule culpabilité c’est que j’aimerais qu’on se sente un peu tous coupables. On a un peu tous notre part de responsabilité. On a tous failli. Ce n’est quand même pas possible qu’on ait envie de s’entre-tuer".

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Est-ce que vous reprenez le métro ?

Les étudiants ont également plusieurs questions à adresser à Sandrine. "Je me demandais comment vous avez vécu les post-traumatismes ?", demande Alex. "Avez-vous eu peur de reprendre les transports en commun ?".

Pour Sandrine, qui se déplace régulièrement en métro pour son boulot, il n’était pas question de ne plus pouvoir le prendre. "J’ai décidé que ce n’était pas possible. Ils n’auront pas ça de moi".

Rapidement après l’attentat, Sandrine fait des séances d’EMDR, une méthode thérapeutique qui permet de désensibiliser les souvenirs traumatiques. "Cela a été horrible ces séances. J’ai dû revivre étape par étape toute la matinée, j’en suis sortie lessivée. Mais je pense que cela a permis de désensibiliser cette appréhension-là. Je ne suis pas en hypervigilance aujourd’hui".

Je me suis longtemps plus sentie du côté des morts que des vivants.

Mais si Sandrine a réussi à revivre plus ou moins normalement, l’attentat a eu un impact irréparable sur elle. "Cela a détruit des choses importantes en moi. J’ai perdu mon insouciance, mon optimisme. J’avais l’impression de fonctionner mais je n’avais plus goût à la vie et je me suis longtemps plus sentie du côté des morts que des vivants".

Aujourd’hui, une chose est insupportable pour Sandrine : les discours fatalistes disant qu’il faut vivre avec la menace terroriste. "On ne se rend pas compte, cela ne peut pas arriver ! Il y a eu finalement très peu de réactions de la société, des autorités, pour dire que ce n’est pas ça qu’on veut. J’ai tellement été victime de la haine que je ne peux pas me reconstruire là-dessus".

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Retissons du lien !

Si Saliha et Sandrine viennent aujourd’hui témoigner ensemble, c’est parce qu’elles se sont rencontrées via "Retissons du lien". Un groupe de réflexion né en 2018 à l’initiative de deux sociologues cliniciens, Isabelle Seret et Vincent de Gaulejac. Ceux-ci ont décidé de réunir des victimes des attentats et des parents de djihadistes. Ils ont créé un cadre leur permettant de se rencontrer et de dialoguer. De mener une réflexion ensemble avec une question centrale : Qu’est ce qui est arrivé à notre société ? Qu’est ce qui a mené à tant de souffrance ?

"Isabelle Seret est venue vers moi et m’a demandé si je voulais travailler avec des victimes du terrorisme ?", se souvient Saliha Ben Ali. "Je lui ai dit : Ouille, est-ce que tu crois qu’ils accepteront de travailler avec nous ? Elle m’a dit : mais pourquoi pas ?".

Sandrine et Saliha ont tout de suite adhéré au sens de la démarche. Au-delà de leurs reconstructions personnelles, toutes deux avaient besoin d’un enjeu plus sociétal. "Moi je n’ai pas envie de revivre médiatiquement ce qui s’est passé après les attentats. Il n’y avait qu’une seule parole possible qui était le clivage, l’exclusion, la distinction entre les uns et les autres entre eux et nous. Je veux vraiment que se fasse entendre un autre discours qui est de dire vivre ensemble ce n’est pas facile, il y a des conflits mais cherchons comment se mettre d’accord et quel destin commun on peut construire ensemble. C’est pour ça que je participe au travail proposé par "Retissons du lien" même si au départ cela n’a pas été facile d’y aller".

Nourrir la réflexion

Rapidement, le groupe invite des acteurs de première ligne à prendre part au dialogue. Des enseignants, des éducateurs, tous ceux qui ont été confrontés un jour à la radicalisation violente et se sont sentis impuissants face à elle. Le groupe s’élargit encore, accueillant ensuite des magistrats, des journalistes ou encore des politiques afin de comprendre les difficultés, les désidératas des uns et des autres et voir ce qui peut être mieux fait à l’avenir. Comment peut-on générer moins de frustration ou d’incompréhension pour les victimes comme pour les familles ?

"On est passé par beaucoup de phases. Des fous rires, des personnes qui tombent en larmes, des réflexions profondes…", se remémore Saliha. "Si on n’essaye pas de porter son regard autrement, on a l’impression que le monde dans lequel on vit n’en vaut pas la peine. Nous, on essaye de faire quelque chose de bien, de mieux, avec nos souffrances. Je suis traumatisée pour toujours mais tout ce que je fais pour que cela aille mieux et que cela n’arrive plus aux autres, c’est cela donne du sens à ma vie".

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Etre actifs durant le procès

Aujourd’hui, plus qu’un groupe de réflexion, "Retissons du lien" veut pouvoir faire bouger les lignes. "Au départ, c’était un groupe de parole où chacun venait avec ses peines, ses douleurs. Aujourd’hui, le groupe a davantage une volonté politique d’agir", explique Isabelle Seret, initiatrice du groupe.

Comme un parcours de résilience, des projets se mettent en place, notamment artistiques. Des livres, un documentaire, une BD, une expo photo. Le groupe veut laisser des traces dans l’espace public pour nourrir la réflexion.

Il projette également d’être actif durant le procès des attentats de Bruxelles qui aura lieu en octobre prochain et a fait des demandes de subvention pour pouvoir mener tout une série d’actions.

"On voudrait notamment se rendre en prison pour y apporter une autre lecture du procès que le récit factuel médiatique. On aimerait également sensibiliser toutes les personnes qui vont graviter autour du procès afin qu’ils soient sensibles aux personnes victimes. Continuer le travail dans les écoles pour éviter les polarisations et enfin, permettre encore et toujours plus de rencontres et de dialogue entre les victimes d’attentats et les familles de djihadistes".

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