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Risque de paralysie, réunification : en Irlande du Nord, la victoire historique du Sinn Fein ne signifie pas la fin des problèmes

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Par Philippe Antoine

Il a fallu plusieurs jours pour que soit enfin connu le verdict officiel de l’élection de jeudi dernier, ce qui s’explique notamment par la particularité de ce scrutin qui permet aux électeurs de choisir des candidats sur différentes listes, mais au final, ce verdict a confirmé ce que les sondages prévoyaient depuis plusieurs mois : c’est donc désormais le parti nationaliste et républicain Sinn Fein qui compte le plus d’élus à l’Assemblée d’Irlande du Nord, ce qui n’était jamais arrivé. C’est bel et bien historique.

Et les conséquences sont loin d’être anodines : au-delà du symbole selon l’accord de paix signé en 1998 (connu sous le nom de l’accord du Vendredi saint) pour mettre un terme à 30 ans de violence, cette position de premier parti de l’Assemblée se traduit aussi et surtout par le poste de Premier ministre du gouvernement nord-irlandais, alors que le poste de vice-Premier ministre revient au deuxième parti le plus important, en l’occurrence les unionistes du DUP, fidèles à la couronne britannique.

En Irlande du Nord, les rôles de Premier ministre et vice-Premier ministre sont en réalité égaux, malgré leur nom, et l’un ne peut pas exercer ses fonctions sans l’autre. Mais la différence symbolique est évidemment énorme. Pour le Sinn Fein, l’obtention de ce poste est une victoire historique qui lui ouvre peut-être les portes vers l’accomplissement de son but ultime, la réunification de l’île avec la République d’Irlande, mais le chemin est encore très long et les premières déclarations des responsables nationalistes ont d’ailleurs été claires : la priorité du prochain gouvernement doit être le coût de la vie.

C’est d’ailleurs ce qu’a écrit Michelle O’Neill sur Twitter ce matin : " J’arrive à Stormont. Les électeurs ont parlé. L’issue démocratique doit être respectée. Aucun parti ne peut retenir le progrès. Il est temps maintenant de se mettre au travail, de donner de l’argent aux travailleurs et aux familles pour affronter le coût de la vie et de commencer à réparer notre système de santé".

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Le risque d’une paralysie politique

Pour qu’un gouvernement puisse être mis en place à Belfast, il faut donc que le DUP y participe. Or les unionistes affirment depuis des mois qu’ils refuseront de siéger au sein de cet exécutif tant que n’aura pas été résolue la question du "protocole d’Irlande du Nord", autrement dit les dispositions entrées en vigueur depuis le Brexit qui prévoit des contrôles douaniers sur les marchandises arrivant en Irlande du Nord en provenance du Royaume-Uni. Ce lundi, à la sortie d’une réunion de parti, le leader du DUP a dit au micro de la BBC qu’il n’était pas question de nommer des ministres pour le gouvernement d’Irlande du Nord "tant que le gouvernement britannique n’aura pas pris d’action décisive" concernant le protocole.

"En politique, il y a ce que l’on dit avant les élections et il y a la réalité de l’exercice éventuel du pouvoir" explique Jonathan Faull, un ancien haut fonctionnaire britannique à la Commission européenne aujourd’hui expert des questions européennes auprès de l’Institut Egmont et du groupe de consultance Brunswick. "Les dirigeants du DUP vont être sous pression locale et peut-être aussi de Londres pour que les institutions régionales décentralisées puissent fonctionner. Cela dit, il n’est pas exclu que le gouvernement de Boris Johnson, constatant l’impossibilité de mettre en place une administration locale, reprenne le contrôle pendant quelque temps et ça finirait ou bien par un accord ou bien par de nouvelles élections".

Ce qui est sûr, c’est que le retrait du protocole d’Irlande du nord n’est pas à l’ordre du jour : "son retrait ne relève pas du DUP, ni du Sinn Fein, ni du gouvernement britannique", poursuit Jonathan Fall, "ce protocole relève d’un accord international et il faudrait mettre tout le monde d’accord pour l’abroger ou le remplacer par quelque chose de différent, ce qui n’est pas aujourd’hui pas prévu. Ce qui est à l’ordre du jour, ce sont des aménagements, des facilitations sur le terrain pour que les frictions dans le commerce entre la Grande Bretagne et l’Irlande du Nord ne soient pas nocives. Il y a un processus de discussions qui est en cours entre Londres et Bruxelles, mais cela se déroule dans le cadre du protocole et il n’est pas envisagé de l’abroger ou de le remplacer par un nouvel accord".

 

6 mois pour former un gouvernement

Les partis nord-irlandais disposent à présent de six mois pour se mettre d’accord sur la formation d’un gouvernement qui doit compter, outre le Premier ministre et le vice-Premier ministre issus des deux partis comptant le plus d’élus, 8 autres ministres originaires des autres principaux partis représentés à l’Assemblée d’Irlande du Nord.

C’est une formule mathématique qui permet de savoir à combien de ministères les partis ont droit en fonction du nombre de sièges qu’ils ont remportés. Au bout de six mois, de nouvelles élections devraient être organisées, à moins que le secrétaire d’Etat britannique pour l’Irlande du Nord propose une solution alternative. En principe, la nouvelle assemblée devrait se réunir cette semaine, pour élire un président qui demandera ensuite aux partis leur nomination au poste de Premier ministre et de vice-Premier ministre.

Y aura-t-il bientôt un référendum sur la réunification de l’Irlande ?

C’est l’objectif du Sinn Fein, et sa victoire est sans aucun doute une étape de plus dans cette direction. Mais plusieurs fois pendant la campagne, la tête de liste du parti nationaliste a expliqué que "les gens ne se réveillent pas en pensant à l’unité irlandaise" et que les questions telles que le coût de la vie et le système de santé étaient pour l’instant les véritables priorités.

Vendredi dernier, après le vote mais avant de connaître les résultats définitifs, la cheffe du Sinn Fein, Mary Lou McDonald, a fait savoir que la planification d’un référendum d’unité s’inscrirait dans un cadre de cinq ans.

Il faut savoir que l’organisation d’un tel référendum est prévue dans l’accord du Vendredi saint. Il y est stipulé que le secrétaire d’Etat du gouvernement britannique pour l’Irlande du Nord peut organiser un référendum à tout moment s’il constate qu’une majorité d’électeurs voteraient en faveur de l’unification irlandaise, ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui. Aucun sondage ne l’a en tout cas démontré.

La paix en Irlande du Nord reste fragile

Les armes ont été déposées, les heures sombres de violence qui ont déchiré la province britannique appartiennent au siècle dernier et des accords politiques existent pour que l’Irlande du Nord puisse s’épanouir. Mais le risque d’un dérapage est toujours présent. "La gouvernance de l’Irlande du Nord est une quadrature du cercle " conclut Jonathan Faull : "il y a une réalité constitutionnelle — cela fait partie du Royaume-Uni jusqu’à nouvel ordre — il y a la division de la population qui est à la fois identitaire et religieuse donc compliquée ; il y a une dimension nord-sud – beaucoup de Nord-irlandais ont des rapports très forts avec Dublin, et puis il y a cet accord de paix trouvé après d’immenses efforts, mais c’est un accord qui est fragile".

Fragile parce que la société reste très divisée, et surtout parce qu’il ne peut fonctionner qu’avec l’accord de tout le monde : "il faut de la bonne volonté à Belfast, dans les deux communautés d’Irlande du Nord, mais aussi à Londres, et dans une moindre mesure à Dublin, et puis enfin, il y a désormais ce nouvel acteur important sur la scène, l’Union européenne qui n’est plus un facteur externe, qui avec le Brexit, a dû entrer elle aussi sur cette scène. Et tous ces acteurs doivent faire non seulement preuve de bonne volonté et de diplomatie mais aussi et surtout de volonté de réussir".

L’équation est loin d’être simple. Les prochaines semaines et sans doute les prochains mois permettront, peut-être, d’y voir plus clair.

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