Un jour dans l'histoire

Robert Denoël : entre opportunisme et collaboration, l’édition sous l'Occupation

Un Jour dans l'Histoire

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Paris, 2 décembre 1945. Alors qu’il sort de sa voiture, l’éditeur Robert Denoël est assassiné. Comme d’autres éditeurs, il a entretenu des rapports troubles avec l’ennemi pendant l’Occupation nazie. Relations étranges aussi avec des écrivains antisémites comme Louis-Ferdinand Céline. De quelle manière le monde littéraire a-t-il tourné au cours de ces heures sombres ?

C’est l’objet du roman très documenté du poète et biographe Maxime Benoît-Jeannin, Brouillard de guerre (ed. Samsa), publié en 2017, dans lequel il relate l’occupation nazie à Bruxelles et à Paris entre 1942 et 1945, avec comme fil rouge Robert Denoël, né à Uccle, un des éditeurs importants de l’époque. Un homme d’affaires, découvreur et opportuniste.

Maxime Benoît-Jeannin était l’invité de Laurent Dehossay dans Un Jour dans l’Histoire.

Qu’est-ce qui a amené Denoël à l’édition ?

Robert Denoël, s.d.

S’intéressant depuis toujours à l’écrit et ayant collaboré à des revues littéraires à Liège, Robert Denoël voulait partir à Paris et construire quelque chose. Commençant comme assistant chez un libraire, Denoël crée ensuite sa propre librairie : Les Trois Magots.

Trois rencontres furent déterminantes dans son parcours. D’une part, avec le poète belge Jean de Boschère, aujourd’hui oublié, dont Denoël publie un livre en édition de luxe.

D’autre part, ses rencontres déterminantes avec l’américain Bernard Steele qui vivait à Paris, avec qui il fonde la maison d’édition, ainsi qu’avec Eugène Dabit, peintre et auteur de L’Hôtel du Nord. Un livre qui lança véritablement Robert Denoël dans l’édition.

Dans les années 1930, Denoël publie des auteurs qui marquent la littérature : Antonin Artaud, Louis Aragon, Elsa Triolet, … Ou la psychanalyse. Robert Denoël est un découvreur.

C’est un homme qui n’a peur de rien. Il aime la littérature et rien ne lui fait peur.

Son autre grand succès littéraire est Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, dont le manuscrit fut refusé par Gallimard qui le trouvait non abouti.

L’avantage de Robert Denoël par rapport à ses confrères, c’est qu’il lisait énormément et très vite pointe Maxime Benoît-Jeannin : "Il publie de toutes les tendances".

Les Nouvelles Editions Françaises financées par un Allemand

A l’approche de 1940, les affaires ne vont pas bien. Bernard Steele se retire des éditions Denoël, n’étant plus d’accord avec la manière dont la maison d’édition était gérée. Denoël est alors encore plus dépendant de ses auteurs à succès dont Louis-Ferdinand Céline.

Très centré jusqu’à la guerre sur des auteurs français dans ses choix éditoriaux, Robert Denoël doit faire face à la censure allemande appliquée aux éditeurs français. Beaucoup de livres de son catalogue ne peuvent plus être vendus. Dans une position difficile, il fonde alors Les Nouvelles Editions Françaises qui seront financées par un Allemand ; ce qui lui sera reproché à la fin de la guerre.

Louis-Ferdinand Céline, publié chez Denoël, a intenté un procès aux éditions Juillard pour avoir publié le "Journal" de Ernst Jünger rapportant ses propos antisémites.
Louis-Ferdinand Céline, publié chez Denoël, a intenté un procès aux éditions Juillard pour avoir publié le "Journal" de Ernst Jünger rapportant ses propos antisémites. © Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images

Les liens entre la vie littéraire belge et parisienne sous l’Occupation

Une politique de l’Allemagne nazie voulant couper la vie littéraire belge francophone de la vie littéraire française a rendu difficile les liens entre ces cultures. L’Allemagne avait pour but l’émancipation d’une littérature belge indépendante… Surtout une littérature flamande.

Robert Denoël, d’origine belge, avait toutefois conservé des liens avec des éditeurs à Bruxelles.

C’est ainsi qu’en 1942, il rencontra une écrivaine belge émergente de l’époque, Dominique Rollin qui, a déjà publié trois ouvrages et qui travaille à la Bibliothèque de l’Université Libre de Bruxelles. Elle publie Les marais sous la forme de feuilletons dans la revue Cassandre à Bruxelles. Un roman qui va faire grand bruit. Le manuscrit va être envoyé à Robert Denoël qui décide de la publier.

Toutefois, La revue littéraire Cassandre est fondée par Paul Colin, pacifiste, mais de tendance germanophile déjà bien avant la guerre. Un homme d’extrême droite. Et comme souvent à l’époque, on retrouvait de la politique dans le contenu des revues littéraires… Mais c’est sans doute innocemment ou n’ayant pas d’autre choix que Dominique Rollin a publié ses nouvelles dans la revue de Paul Colin, vu les difficultés éditoriales durant la guerre estime Maxime Benoît-Jeannin.

Dominique Rollin se rend donc à Paris. Subjuguée par Robert Denoël, leur rencontre fut importante tant du point de vue professionnel que sentimental… Ensemble, ils rencontrent le cercle intellectuel parisien de l’époque.

Les éditions Denoël et la communication

Les Decombres Written By Lucien Rebatet 1942

Robert Denoël tient beaucoup aux méthodes de communication pour faire connaître ses auteurs. Toutefois, il ne peut être très regardant sur les tendances des médias s’il veut survivre économiquement.

Mon livre, c’est un roman. Je ne lutte pas contre le mal. Je ne suis pas manichéen. […] Les personnages dont je parle – à l’exception de Céline et de Rebatet – ne sont pas des collaborateurs au sens politique du terme. Ma position est plutôt de comprendre.

A la même époque, parallèlement au livre de Dominique Rollin, Denoël publie un livre profondément violent contre la démocratie et antisémite, Les Décombres de Lucien Rebatet.

Parmi le cercle intellectuel parisien, il y a également Jean Cocteau qui fera un portrait de Dominique Rollin dans La Gerbe, un hebdomadaire littéraire très à droite.

A cette époque, à part quelques journaux clandestins parus sous le manteau, il n’y a que la presse de collaboration.

Face à ces auteurs, Robert Denoël rencontre Paul Valéry, membre du Front National de la Résistance, en 1944 lors d’une réception pour la lecture de la pièce Mon Faust de l’auteur. Rencontre méfiante de la part de Valéry, imaginant une relation entre sa compagne ou sa muse Jeanne Leviton (alias Jean Voilier, avocate et écrivaine) et Robert Denoël.

Concurrence entre les éditeurs sous l’Occupation

Avec peu de loisirs possibles durant cette période sombre, la population lit beaucoup. Les grands éditeurs sont déjà présents : Calman-Lévy, Stock, Gallimard…

Or, comme les éditeurs juifs ont été 'arianisés' sous l’Occupation (c’est-à-dire qu’ils perdent leur maison d’édition), il reste les trois grands éditeurs non juifs comme Denoël, Gallimard et Grasset.

Durant la guerre, leur attitude est tout à fait différente. Si Grasset est favorable à l’occupant, Denoël est plutôt un opportuniste. Quant à Gaston Gallimard, il accepta le chantage de placer la gestion de sa Maison d’édition (La Nouvelle Revue française) à Pierre Drieu La Rochelle qui avait la confiance des Allemands.

Opportuniste et suivant l’air du temps, Robert Denoël publia, en 1945, une collection à la gloire de la résistance française.

Et après la guerre ?

Bien que Robert Denoël fut inquiété à la libération, son affaire sera classée sans suite par le Comité d’Epuration. Robert Denoël fut innocenté par Jeanne Leviton et ses relations. Pourtant le 2 décembre 1945, alors qu’il sort de sa voiture, l’éditeur Robert Denoël est tué.

Est-ce à cause d’un dossier explosif qu’il possédait sur ses confrères éditeurs ? Dérangeait-il des personnalités haut placées ? Maxime Benoît-Jeannin se montre prudent :

On ne sait pas grand-chose de cet assassinat. Moi, en tant que romancier, j’ai créé une hypothèse romanesque.

Ce qui est certain, c’est que les Editions Denoël sont reprises par Jeanne Leviton qui revendra ses parts, bien des années plus tard, à Gaston Gallimard.

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