La couleur des idées

Rosa Bonheur, 1898 : "Je n’ai jamais consenti à aliéner ma liberté sous aucun prétexte"

L’artiste française Rosa Bonheur (1822-1899) avec un taureau, symbolisant son travail de peintre d’animaux, 1857. D’après le tableau d’Edouard-Louis Dubufe.

© Getty Images

Par Tania Markovic et Pascale Seys via

À l'occasion de l’ouverture de l’exposition consacrée à la peintre animalière Rosa Bonheur au Musée d'Orsay à Paris, nous vous proposons la rediffusion d'un entretien avec Patricia Bouchenot-Déchin. Historienne et écrivaine, conseillère scientifique chargée de la restauration du parc du château de la peintre animalière Rosa Bonheur à Thomery en Seine-et-Marne, elle consacre à cette dernière un roman paru aux éditions Albin Michel et intitulé J’ai l’énergie d’une lionne dans un corps d’oiseau.

Un nom comme un défi

Du patronyme de son héroïne, Patricia Bouchenot-Déchin déclare qu’il est "un vrai défi à l’enfance qu’elle a eu et aux épreuves qu’elle a dû surmonter". Et notre invitée d’ajouter :

Elle a choisi le bonheur envers et contre tout et a montré qu’il était possible de l’emporter sur des cartes qui, au départ, auraient pu ne pas être les meilleures dans son jeu.

Rosalie Bonheur naît le 16 mars 1822 à Bordeaux dans une famille d’artistes. Le père est peintre, la mère est musicienne. Sophie et Raymond Bonheur étaient portés par un idéal immense : le Saint-simonisme. Les tenants de cette doctrine, très en avance sur leur temps, pensaient qu’une croissance industrielle illimitée mais pacifique allait fournir le progrès et permettre au peuple de sortir de la misère". Le saint-simonisme était aussi garant d’un grand idéal consistant à redonner à la femme "la place qu’elle occupait jadis dans un paradis perdu". En 1832, alors qu’une épidémie de choléra morbus souffle sur Paris, emportant dans son sillage les plus pauvres, le père de Rosa entre dans les ordres. Il rejoint le couvent laïque des Apôtres saint-simoniens à Ménilmontant (aujourd’hui dans Paris intra-muros). Avec le départ de Raymond, la situation financière des Bonheur, jusque là compliquée, devient intenable. Les aumônes qu’il redistribue à sa famille les jours de visites ne suffisent pas à compenser la perte de l’argent qu’il gagnait lors de ses leçons de peinture. Sophie Bonheur se tue à la tâche pour nourrir ses quatre enfants. En 1833 elle succombe à la faim, à l’épuisement, et peut-être aussi du choléra qui sévissait alors partout en France. La petite Rosa n’a que onze ans à la mort de sa mère qui est enterrée nuitamment. Les pauvres étaient alors ensevelis de nuit, "par bienséance, pour ne pas gêner dans leur mort, comme s’ils avaient beaucoup gêné pendant leur courte vie". À l’enterrement est présente une foule immense composée de saint-simoniens. Parmi eux, des grandes figures de l’industrie de l’époque. Rosa s’interroge : qu’ont-ils fait pour éviter cela ? Sur la tombe de sa mère, elle fait un pacte. Pour ne pas subir la même destinée tragique, elle ne se mariera jamais et ne dépendra pas d’un homme financièrement. Mieux, elle deviendra riche ! Elle consacrera sa vie à l’art et vivra en vestale, c’est-à-dire qu’elle restera vierge et pure pour l’art qu’elle considère comme sa religion.

 

Rosa Bonheur – Le Marché aux chevaux
Rosa Bonheur – Le Marché aux chevaux © Tous droits réservés

Les animaux pour modèles

Comme le rappelle l’exposition Portrait of a Lady en cours à la Villa Empain, les artistes femmes parvenues à la postérité font figure d’exception. Rosa Bonheur en est assurément une : de son vivant, elle connaît le succès des deux côtés de l’Atlantique. A trente-huit ans, les revenus de son travail lui permettent d’acheter un château, du jamais vu au milieu du XIXe siècle ! De plus, ce n’est pas n’importe quelle peintre mais une peintre animalière. Pourtant, à l’époque, les femmes artistes étaient "confinées à certains genres, interdites de devenir "peintre d’histoire", uniquement cantonnées au genre de "peintre de ménage" moins prestigieux, ayant pour sujets dit "féminins" les paysages, la nature morte, les fleurs, le foyer, les portraits d’enfants". Rosa, qui porte pourtant le prénom d’une fleur, s’insurge. Elle sait "qu’aucune de ces formes communément admises aux personnes de son sexe ne répond à ses aspirations. La nature est son livre et pour ce qui est du portrait, elle a choisi depuis longtemps ses modèles." Ce seront les animaux qu’elle aime profondément. Ainsi, son Marché aux chevaux est un manifeste pour la défense des bêtes. Déjà très jeune, Rosa fréquentait les abattoirs et les marchés aux bestiaux. En côtoyant assidûment ce monde d’hommes, elle a découvert sa violence et sa dureté qu’elle n’a cessé de dénoncer avec force dans ses toiles. Sa peinture est caractérisée par le fait qu’elle montre l’animal comme sujet vivant et non comme objet. Le Marché aux chevaux représente des percherons, ces chevaux de traits qui tiraient la diligence qui, dans son enfance, a emporté Rosa de Bordeaux à Paris… Avec ce tableau, Rosa Bonheur se confronte aux plus grands, à Gericault et à Delacroix. Elle réalise son rêve secret : montrer que le génie n’a pas de sexe. Le fruit du saint-simonisme n’est pas tombé loin de l’arbre…

 

Une historienne qui écrit un roman

Si J’ai l’énergie d’une lionne dans un corps d’oiseau est bien une œuvre romanesque, Patricia Bouchenot-Déchin a mis toutefois un point d’honneur "à ne pas raconter n’importe quoi". Ainsi, l’écriture a été précédée d’une enquête rigoureuse sur la vie de cette peintre exceptionnelle, première femme artiste à avoir été décoré de la Légion d’honneur ! Patricia Bouchenot-Déchin a plongé dans sa correspondance (le titre "J’ai l’énergie d’une lionne dans un corps d’oiseau" est issu d’une lettre de Rosa adressée à l’un de ses frères) mais aussi dans ses Mémoires. Si cette source est essentielle, Patricia Bouchenot-Déchin invite cependant le lecteur à rester prudent car ces Mémoires sont, comme tout souvenir, imprécis et estompés par le passage du temps.

Il s’agit de souvenirs partiels de Rosa, partagés à la fin de sa vie, pour des raisons précises, interrompus par sa mort, confiés à Anna Klumpke, une Américaine qui les a transcrits en intégrant ses propres souvenirs.

Patricia Bouchenot-Déchin a également eu accès à des informations de première main sur l’environnement de la peintre puisqu’elle a côtoyé le château et le domaine où celle-ci a vécu. Acquis par l’artiste en 1860, Rosa Bonheur y passera les quarante dernières années de sa vie. Entourée de son immense ménagerie (300 à 400 bêtes dont quatre lions, des troupeaux entiers de moutons, un cerf, des chevaux, etc.), elle y vit avec ses deux compagnes : d’abord Nathalie Micas jusqu’à sa mort en 1889 puis Anna Klumpke dans la dernière année de sa vie. C’est d’ailleurs cette dernière qui va en hériter, Rosa Bonheur l’ayant désignée comme son héritière et légataire universelle, comme Nathalie Micas avant elle. Le château est resté dans la famille Klumpke-Dejerine-Sorrel jusqu’en 2017. Ils ont préservé le domaine avec une immense dévotion, ouvrant l’atelier de Rosa au public afin de faire vivre la mémoire de l’illustre peintre. 

 

Informations pratiques

À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur à Bordeaux, le musée des Beaux-Arts de sa ville natale et le musée d’Orsay à Paris organisent une importante rétrospective de son œuvre. Celle-ci s’est ouverte le 18 mai à Bordeaux et vient de prendre ses quartiers d’hiver à Orsay. Près de 200 œuvres – peintures, arts graphiques, sculptures, photographies et documents – issues des plus prestigieuses collections publiques et privées d’Europe et des États-Unis, sont livrés aux yeux du public lors de cet évènement de taille, première rétrospective consacrée à l’artiste depuis celle présentée en 1997 à Bordeaux, Barbizon et New York. De quoi découvrir, ou redécouvrir pour celles et ceux qui ne la connaissent pas encore, le travail de cette artiste majeure dont les préoccupations sont résolument contemporaines !

Rosa Bonheur, Lionceaux, s.d., huile sur toile, 63,5 cm x 79,4 cm (25 in. x 31 1/4 in.), Les sœurs Walker ont reçu cette peinture de deux lionceaux de leur amie Anna Klumpke, qui avait hérité des biens de l’artiste Rosa Bonheur après sa mort en 1899.
Rosa Bonheur, Lionceaux, s.d., huile sur toile, 63,5 cm x 79,4 cm (25 in. x 31 1/4 in.), Les sœurs Walker ont reçu cette peinture de deux lionceaux de leur amie Anna Klumpke, qui avait hérité des biens de l’artiste Rosa Bonheur après sa mort en 1899. © Getty Images

Retrouvez-ci dessous ce samedi 29 octobre à 12h l'émission enregistré en mai 2022

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