Parfois, elle ne sait plus si c’est parce qu’elle est femme ou parce qu'elle est experte en l’intelligence artificielle (IA) qu’on l’invite. Virginie Marelli fait partie des très rares spécialistes belges en IA. Elle est responsable de la recherche au sein de la start-up belge Dataroots.
Licenciée en Mathématiques de l’UNamur, elle a trouvé son bonheur dans les algorithmes qui organisent de plus en plus nos vies. C’était à une époque où il n’y avait pas encore de filière dédiée à l'intelligence artificielle. Aujourd’hui, c’est différent.
Depuis plusieurs années, des filières spécifiques existent. "J’ai vu vraiment une énorme évolution", explique Virginie Marelli, "entre le tout début et maintenant. Ça s’est beaucoup professionnalisé. Quand j’ai commencé, il n’y avait pas vraiment d’études qui menaient à l’intelligence artificielle. On avait des gens qui venaient de biologie, de maths, de psychologie…, de domaines variés. Maintenant, il y a de plus en plus de Masters, mais assez restreints, après la filière informatique, par exemple, ou après ingénieur, qui sont déjà des études qui comptent moins de femmes représentées. Je trouve que ça ne s’améliore pas à ce niveau-là."
Virginie Marelli est l’une des gagnantes d’un prix intitulé "InspiringFifty", qui récompense le Top 50 des femmes de la deeptech au Benelux. De là à être présentée comme l’exception qui confirme l’absence ? Le problème de la place des femmes ans les sciences sera certainement résolu, quand on n’aura plus besoin de les compter.
Les filles, c’est votre journée
Le 11 février, c’est la Journée internationale des femmes et des filles de science. C’est l’UNESCO et ONU-Femmes qui ont décidé de proclamer ce jour comme tel, depuis 2015, pour promouvoir les femmes et les filles dans des disciplines où elles manquent encore à l’appel, et à l’arrivée.
D’après le rapport de l’Unesco consacré à la place des femmes dans les sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (ce qu’on appelle les STEM), les filles ne sont que 35% à travers le monde à étudier dans ces disciplines au niveau de l’enseignement supérieur. Dans les technologies de l’information et de la communication (autre abréviation, les TIC), on recense seulement 3% d’étudiantes. Or, il s’agit bien des emplois du futur, liés à l’innovation.
La voie des "STEM" en Belgique francophone
Voie la plus délaissée par les femmes et filles, celle des sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (les fameuses "STEM") peine à recruter. Ces disciplines souffrent d’un manque d’attractivité général, mais surtout marqué chez les filles. Véronique Halloin, ingénieure et secrétaire générale du FNRS, le Fonds de la Recherche scientifique, pointe quelques chiffres :
- En 2020, les six universités francophones ont décerné 1800 diplômes dans ces filières, ce qui ne représentait que 23% des 7700 diplômes de Master décernés cette année-là ;
- Les femmes ne représentent qu’à peu près un tiers des diplômes de Master en STEM en Fédération Wallonie-Bruxelles ;
- Dans le secteur informatique, elles ne sont que 17% de l’ensemble des diplômés. "Or, les femmes ne peuvent pas être absentes des outils numériques de demain", souligne Véronique Halloin.
Chercher les femmes dans la recherche
Le FNRS est l’organe de financement de la recherche fondamentale et stratégique en Fédération Wallonie-Bruxelles. Il emploie un peu moins de 2000 chercheurs et chercheuses, à différents stades de carrière. Le niveau de départ est celui des doctorats : une bourse de 4 ans, octroyée pour réaliser une thèse.
- Sur 1000 doctorants financés par an à ce niveau, environ 47% sont des femmes. Ce pourcentage reste assez stable au cours des dernières années. Mais ici aussi, en recherche, elles ne représentent que 28% des doctorats dans les domaines scientifiques, techniques, d’ingénierie et mathématiques (sciences exactes, chimie, matériaux etc.). Au niveau des sciences de l’ingénieur, leur proportion est encore plus faible : environ 12%. A contrario, les doctorantes en sciences humaines et sociales représentent 59% ; en sciences de la vie et la santé, elles sont 54%.
- Le niveau suivant est celui des chargés de recherche. Il y en a 360 actuellement en Fédération. Il s’agit de mandats postdoctoraux de 3 ans pour de jeunes détenteurs d’une thèse. A ce stade, on constate une diminution de la représentation des femmes, qui tombent à environ 42%. Et dans les sciences exactes et naturelles (les STEM), elles ne sont plus que 21%. Ici aussi, le contraste est grand avec la présence féminine pour ces mandats dans les sciences de la vie (62%) et les sciences humaines et sociales (56%).
- Le FNRS finance aussi des postes de chercheurs permanents. L’écrémage féminin continue à ce niveau : un tiers de femmes seulement et 19% seulement dans le domaine des STEM. Cette proportion diminue aussi au fur et à mesure que la carrière évolue. C’est ce qu’on appelle le principe du "tuyau percé" ou, si l’on préfère une image plus classe, de "l’évaporation" des femmes au fur et à mesure de la carrière. On les perd de plus en plus, et les postes de professeurs dans les universités sont occupés majoritairement par des hommes.
L’éducation genrée
Les causes de cette rareté des femmes dans les sciences exactes sont sans doute plurielles. Mais on ne peut passer sous silence l’éducation et la socialisation genrée. Aujourd’hui encore, alors que de nombreux parents tentent de ne pas inculquer de rôles à leurs enfants en fonction de leur sexe ou de leur genre, la société véhicule des stéréotypes. Tania Van Hemelryck, conseillère du recteur de l’UCLouvain sur les questions de genre et membre du Comité Femmes et science de l’ARES (Académie de recherche et d’Enseignement supérieur), estime qu’on "induit dès l’enfance le lien qu’il y a entre femme et tout ce qui a trait à l’éducation, au "care" (le soin), tandis que les hommes, eux, sont plus portés vers des matières où il y a de l’action, de la volonté. Et donc, cela induit déjà une forme de spécialisation. Le paradigme se construit en germe autour de cette dualité. Il y a vraiment cette socialisation genrée, autour de l’enfance, par les jeux, autour de l’école."
Le coup de la géométrie
Un exemple de cette intériorisation dès l’enfance ? Une expérience, qui consiste à présenter un test de géométrie à deux groupes (un groupe de garçons, un groupe de filles). Lorsqu’on dit aux filles qu’il s’agit d’un test de géométrie, elles réussissent bien moins que si on leur dit qu’il s’agit d’un exercice de dessin. C’est le fait de présenter l’exercice en lien avec les mathématiques et les sciences dures qui induit chez elles une perte de confiance et de possible capacité.
Que faire ?
Une fois ces constats posés, quelles actions entreprendre ? Pour Véronique Halloin, "il faut commencer dès l’école primaire et secondaire : promouvoir la diffusion des sciences auprès des jeunes et surtout des jeunes filles de 12 à 15 ans, vulgariser les sciences, communiquer sur leur impact dans la vie de tous les jours et casser le mythe qui voudrait que les garçons excellent en mathématiques et sciences, tandis que les filles réussissent mieux dans les autres matières. Les enquêtes PISA de l’OCDE démontrent que c’est vraiment un mythe. Il faut aussi mener la chasse aux stéréotypes sur les métiers. Il faut informer sur les perspectives de carrière variées et valorisantes, et promouvoir des rôles modèles féminins pour que des jeunes filles puissent s’identifier à des profils scientifiques féminins."
Des campagnes sont régulièrement organisées pour attirer les filles vers les métiers du numérique ou des sciences exactes. Elles passent parfois à côté du sujet, comme celle lancée déjà il y a 10 ans par la Commission européenne, et intitulée "Science is a girl thing" (" La science est une affaire de filles "), retirée de Youtube car elle véhiculait elle-même des stéréotypes de genre.