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Sexisme aux Musées royaux des Beaux-Arts ? Une partie du personnel dénonce des "comportements inappropriés"

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Depuis la publication, le 16 décembre dernier, d’une lettre ouverte signée par 31 des 176 salarié·es des Musées Royaux de Beaux-Arts de Belgique, et dénonçant notamment des dysfonctionnements au sein de l’institution, les langues continuent à se délier à l’encontre du directeur du musée, Michel Draguet.

En effet, 6 employé·es ou ancien·nes employé·es, dénoncent des comportements inappropriés qui, dans une ère post-MeToo, auraient du mal à passer : "On se trouve face à quelqu’un qui est bloqué dans le siècle passé. Il n’hésite pas à faire des remarques qui sont complètement inappropriées, sexistes ou racistes, même en réunion. C’est grave car il s’agit d’une institution publique, financée par les contribuables belges. Il y a un vrai ras-le-bol en interne !", explique l’une des personnes que nous avons pu interviewer et qui souhaite garder l’anonymat.

"D’après moi, le sexisme est une des techniques d’intimidation, parmi d’autres, qui est mise en place au sein des Musées des Beaux-Arts", explique une autre personne. "Et les employées qui sont étiquetées un peu trop féministes sont régulièrement humiliées. Alors que le public est en attente de réponses de notre part sur ces questions importantes de société, qui se posent aussi dans l’art bien évidemment, on ne peut pas s’en emparer aux Musées des Beaux-Arts. En ce moment, il y a une bâche sur la façade en solidarité avec les femmes iraniennes… C’est de la récupération. Cela se limite à la façade ! Cela ne se reflète pas à l’intérieur des Musées."

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"Pouvoir total"

Ainsi, les employé·es auraient reçu l’interdiction d’utiliser l’écriture inclusive. "C’est très usant car on s’auto-censure sur ces sujets, cela crée un climat de stress et de peur car Michel Draguet décide de manière unilatérale, il n’y a pas de débat possible", souligne une personne interrogée.

Dans la même logique des difficultés à débattre en interne sur certaines questions, plusieurs personnes évoquent également l’exposition Picasso qui se déroule en ce moment aux Musées des Beaux-Arts. Récemment, les relations du peintre espagnol envers ses compagnes et sa vision des femmes en général ont fait l’objet de plusieurs relectures et remises en question. "Mais on n’a absolument pas pu aborder ces aspects dans l’exposition elle-même", nous dit-on en interne.

Plusieurs personnes témoignent dans le même sens : "Dans le monde de l’art, tout le monde est au courant. Il est très difficile de collaborer avec lui."

C’est grave car il s’agit d’une institution publique, financée par les contribuables belges

"Je suis écœurée par ce que j’entends à l’intérieur du Musée. Le directeur a un pouvoir total et c’est le règne de l’impunité. Il est temps que ça change", explique une personne qui continue : "Depuis vendredi, depuis la sortie de la lettre ouverte, je suis contente que ce type de comportement soit dénoncé publiquement mais j’ai aussi très peur des représailles". Une phrase qui reviendra à plusieurs reprises au cours de nos interviews.

"Dans ma communication avec lui, j’ai senti que cela pouvait très vite basculer vers quelque chose d’inapproprié ", ajoute une autre femme interviewée. Certaines femmes mentionnent encore des messages ou commentaires "sur le ton de la drague", qui les ont mises "mal à l’aise".

"Je comparerais les Musées des Beaux-Arts au Titanic"

Une partie du personnel des Musées serait "réactionnaire", selon une ancienne employée. "Je suis encore hallucinée par tout ce que j’ai entendu lorsque j’y travaillais. Cela a contribué au fait que je ne m’y sente pas à ma place. C’était trop éloigné de mes valeurs. Et puis, il y a un vraiment une mauvaise ambiance au sein de l’institution, il y a trop peu de personnel pour effectuer un travail énorme. Je comparerais les Musées des Beaux-Arts au Titanic : les gens tombent les uns après les autres."

Plusieurs personnes dénoncent des cris et des hurlements de la part de Michel Draguet envers les employé·es. Une ancienne employée confirme : "Je devais prendre des calmants pour aller travailler. C’était horrible. Il a aussi décrit l’ancienne responsable de communication en disant qu’elle avait ‘l’intelligence d’un vagin’. J’étais vraiment gênée, j’ai trouvé ça sexiste. Il s’est référé à un artiste devant moi en disant : ‘L’autre pédale’."

Les gens tombent les uns après les autres

Depuis quelques semaines, ces réflexions inappropriées, pour une partie du personnel, sur le féminisme, "le wokisme", etc., semblent même faire l’objet d’une page Instagram faussement parodique, toxiculture.bd, dans laquelle les punchlines d’un directeur de musée sont mises en scène dans des saynètes dessinées. Certaines personnes y reconnaitraient "le comportement de Michel Draguet".

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Un professeur "haut en couleur"

Le directeur des Musées des Beaux-Arts est par ailleurs professeur au sein du master en histoire de l’art et archéologie à l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Il y donne deux cours : questions d’histoire de l’art moderne et contemporain, ainsi qu’un séminaire sur les arts du 19e siècle. Lors de nos échanges avec les étudiantes, il a été plusieurs fois mention du fait que Michel Draguet est perçu comme un "professeur haut en couleur, qui sait très bien parler et qui est intimidant".

Deux anciennes étudiantes qui ont suivi ces cours se souviennent notamment de l’examen oral avec ce professeur comme d’un "moment humiliant". "Tu te sens comme une merde lors de cet examen, et je suis plutôt bonne élève. En plus, il m’a interrogée sur l’influence de l’art africain sur Picasso et je voulais vraiment parler d’appropriation culturelle mais je n’ai pas osé, car cela ne serait pas passé avec ce professeur. C’est impossible d’aborder ces questions face à lui", explique l’étudiante. "Il n’est pas rare que des étudiants sortent en pleurs de cet examen, c’est arrivé à l’un de mes amis. Ta note dépend de lui donc tu t’adaptes pour essayer de réussir, tu ne lui réponds pas quand il dit des choses limites. C’était la dernière matière pour valider mon master. Oui, je me suis tue", regrette l’autre étudiante.

Elle poursuit : "Au début, j’aimais bien ses cours. C’est un professeur qui a une aura particulière, on aime l’écouter parler… et il aime bien s’écouter parler aussi ! J’ai compris que ses cours sont une tribune. J’ai entendu des phrases transphobes et sexistes lors de ses cours. C’est quelqu’un qui donne l’impression de laisser de la place au débat, mais c’est lui qui aura le dernier mot. Il parle en classe des dérives du ‘mouvement woke’. Il parle de l’art aborigène ou donne son avis sur la restitution d’œuvres d’art africain, ce qui est quand même assez particulier." Elle continue : "Lors de l’examen oral, il a essayé de prononcer plusieurs fois mon nom, et je précise que je ne m’appelle pas Marie. Puis, il a dit : ‘Désolé, je ne parle pas la langue.’"

Les deux anciennes étudiantes indiquent avoir voulu porter plainte auprès de l’université mais qu’elles en ont été "dissuadées", notamment par la cellule Cash-e. Elles estiment aussi que les informations concernant les plaintes pédagogiques ne sont pas facilement accessibles aux étudiant·es. "On connaît bien les sanctions qui s’appliquent aux étudiant·es. Pour des professeurs qui ont ce type de comportements, je ne sais pas du tout. Quelles sanctions risque-t-il ?", questionne l’une d’entre elles.

Il a dit : ‘Désolé, je ne parle pas la langue'

"Lorsqu’une procédure est ouverte auprès des autorités, nous la traitons avec la plus grande attention et nous nous engageons à aller jusqu’au bout, en prenant les mesures qui s’imposent. [...] Aucune plainte n’a, à ce jour, été déposée auprès du Vice-recteur aux affaires étudiantes à l’encontre du professeur mentionné dans votre article", confirme la cellule communication de l'ULB. "L’ULB défend avec vigueur l’égalité et la non-discrimination, nous disons NON à toute forme d’agressions et de violences. Consciente de sa responsabilité dans la lutte contre les violences et les discriminations, l’ULB invite les victimes à se manifester auprès des autorités compétentes, qu’il s’agisse de violence, de harcèlement ou de toute forme de discrimination."

"Je me revendique féministe car universaliste"

Nous avons contacté Michel Draguet, et lui avons envoyé nos questions par écrit à sa demande. Il nous a répondu dans une longue lettre de plusieurs pages.

Sur la présence des questions féministes ou décoloniales au sein des Musées, il écrit : "Je veux ici rappeler que les Musées royaux sont une institution scientifique et non de militantisme. Nous travaillons de manière objective comme l’enseigne la dynamique scientifique. Ainsi, en ce qui concerne Picasso, nous avons pris un certain nombre de mesures. Celles-ci s’avéraient nécessaires vu l’écho donné à un podcast qui incriminait l’artiste. En interne, pour répondre aux sensibilités de certains ou de certaines, nous avons engagé une animatrice néerlandophone et un autre, masculin, de registre francophone. Ceux-ci ont permis au personnel de s’exprimer librement et de réfléchir à la problématique soulevée tout en anticipant les questions qui pourraient venir du public. Pour le public, nous avons organisé un programme de conférences où des spécialistes [essentiellement des femmes] ayant travaillé la question ont pu contextualiser et remettre en perspective les faits reprochés au peintre."

En ce qui concerne l’écriture inclusive, "nous sommes une institution fédérale, souligne Michel Draguet. "Cette pratique n’est pas développée en Flandre et aucune obligation légale ne l’impose actuellement. Je n’empêche pas le personnel de l’utiliser dans sa correspondance propre, mais, par souci d’équilibre avec la langue néerlandaise – et par conviction personnelle, ce qui est encore un droit élémentaire –, je ne souhaite pas la voir appliquée pour la communication du musée." Il poursuit : "Par ailleurs, je ne pratique ni le cri, ni le hurlement."

Quant aux messages s’apparentant à de la "drague", "je ne m’y reconnais pas, réagit Michel Draguet. "La ‘drague’ que vous évoquez ne constitue certainement pas une pratique justifiable ou à justifier. Je pratique en revanche souvent l’humour pour améliorer la convivialité des réunions. Je ne vois vraiment pas à quoi il est fait allusion. D’autant qu’il est rare que je m’adresse à des collaborateurs sans mettre leurs chefs de service et/ou mon secrétariat en copie."

Je veux ici rappeler que les Musées royaux sont une institution scientifique et non de militantisme

En ce qui concerne les cours donnés à l’ULB, "j’ai davantage le souvenir d’étudiantes surprises d’avoir réussi plutôt des pleurs d’avoir été humiliées. […] J’attire votre attention sur le fait que les enseignants de l’ULB sont régulièrement soumis à des avis dits pédagogiques qui recueillent la critique des étudiantes et des étudiants. En trente-deux ans de carrière, je n’ai jamais reçu de critiques sur ce plan. […] je ne me suis jamais vu en raciste antiféministe. […] mais je ne cache pas mon questionnement intellectuel à l’égard des dérives qui transforment la recherche scientifique en posture militante. J’ai toujours conçu mes cours comme un exercice de critique historique guidée par le libre-examen."

Et le directeur de conclure : "Je me revendique féministe car universaliste. Je l’ai d’ailleurs clairement affirmé lors de la pose de la bâche en soutien aux femmes iraniennes sur la façade des Musées royaux des Beaux-Arts. […] Si j’ai choisi ces sujets [tels que Picasso ou la restitution d’œuvres d’art africain], c’est précisément parce qu’ils sont au cœur de notre société et que l’université comme le musée sont des lieux de réflexion et de contextualisation basés sur l’analyse critique de faits objectifs."

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Michel Draguet brigue un quatrième mandat de directeur des Musées des Beaux-Arts de Belgique. Les travailleurs et travailleuses qui s’expriment dans la lettre ouverte du 16 décembre demandent que l’évaluation se fasse "en toute transparence" et que les "dysfonctionnements" soient pris en compte.

Contacté par nos soins à ce sujet, Thomas Dermine, en charge de ce renouvellement en tant que ministre chargé de la Politique scientifique et des musées fédéraux, répond : "J’attends les conclusions du Service externe de prévention et de protection au travail Empreva pour établir les faits. Toutefois, je souhaite insister sur l’importance du bien-être au travail et indiquer que je condamne toute forme de sexisme. Les musées publics doivent être particulièrement exemplaires à ces égards car ils sont des lieux de culture et donc aussi de transmission de valeurs."

Ce 19 décembre, syndicats et direction des Musées royaux des Beaux-Arts se sont en effet réunis dans le cadre du Comité de Concertation en présence des conseillers d’Empreva, le Service commun de prévention de la fonction publique. Après un tour d’horizon de la situation, il a été décidé de commander à Empreva une enquête psycho-sociale concentrée sur les 49 membres de la direction opérationnelle des services aux publics. Cette enquête écrite sera menée confidentiellement par Empreva.

Musées royaux : une lettre ouverte cible le directeur - JT 16/12/2022

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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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