Vous avez dit " ce sujet nous concerne tous en tant que citoyens, travailleurs, consommateurs ". C’est un film d’engagement ?
Oui c’est même comme cela que ça a commencé. Le Centre Vidéo de Bruxelles m’a contacté pour me demander de travailler avec Jean-Bernard Robillard sur ce projet de film, à priori pas dans mon domaine, précisément en parlant de mon engagement après avoir vu mon film " Rester vivants " racontant le combat de jeunes qui ont mené la révolution en Egypte. Cela tombait au bon moment, à un moment où j’avais envie de m’engager sur des sujets plus belges et avec le sentiment que notre consommation était le seul domaine dans lequel on avait encore une vraie marge de manœuvre. Depuis ce film, je milite auprès de mes proches. J’ai l’impression d’avoir pris du pouvoir, de la maitrise sur ces questions de droit du travail, de droit social, des questions qui me dépassaient avant.
J’espère que le film questionnera sur un modèle qui est en train de prendre le dessus sur nos vies
Vous le voyez comme un film pour éveiller les consciences ?
J’espère que le film questionnera sur un modèle plus général. Deliveroo est un petit exemple de cette économie-là qui est en train de prendre le dessus sur nos vies et surtout en temps de COVID. Hasard du calendrier mais quand on a commencé le film, Deliveroo valait un milliard de dollars. Aujourd’hui, il en vaut sept.
Votre film a été tourné avant la crise du COVID, mais son propos est plus actuel que jamais ?
Oui tout à fait. Pendant le premier confinement beaucoup de restaurateurs se sont dit qu’ils allaient vite reprendre leur activité mais très vite avec la deuxième vague, ces plateformes de livraison sont devenues le seul moyen pour eux d’exister. J’ai des amis qui venaient d’ouvrir un resto. Ils étaient au courant de la réalité des travailleurs de ce type de plateforme mais ils n’avaient pas d’autre choix que de passer par là pour avoir de la visibilité. Le COVID alimente très fort ces plateformes-là, c’est clair, et c’est elles qui s’enrichissent, que ce soit ces plateformes de livraison ou d’autres comme Amazone aussi. C’est inquiétant. Du coup, ce film a tout son sens dans ce contexte.
Vous avez écrit ce film à quatre mains, avec Jean-Bernard Robillard, coursier et personnage principal du film. Comment s’est passé la collaboration ?
Il était complètement pris par cette histoire et était fort dans la colère quand je l’ai rencontré. Très vite, pour moi l’histoire géniale à raconter, c’était la sienne. Plutôt que de faire un film de thèse contre l’économie de plateforme, je l’ai convaincu de faire un film qui racontait son histoire. Il avait déjà filmé pas mal de choses avec sa caméra gopro, il avait filmé toutes ses courses et ce sont des images que nous avons utilisées pour construire le film.
Le paradoxe est qu’au départ, on sent qu’il aimait sa vie de coursier qui lui apportait une certaine liberté ?
Oui il adorait même ce boulot. Il considérait ça vraiment comme un métier et pas comme un flexi-job ou un job d’appoint. Et tout le combat qu’il a mené, c’était pour conserver ce boulot mais dans des conditions de salarié, statut qu’il avait quand il a été engagé. Encore aujourd’hui il est fier d’avoir gagné ce maillot à pois de meilleur coursier. Son histoire, c’est vraiment celle de l’employé du mois qui devenait l’employé déchu. Narrativement, son histoire était très riche et ça permettait de parler de notions complexes liées au droit du travail.
C’est un film qui lève le voile sur des conditions de travail d’un autre siècle ?
Oui ce sont des conditions de travail d’un autre siècle mais avec une façade super moderne qui vend la liberté et l’écologie comme des valeurs centrales. On parle souvent du détricotage de la sécurité sociale et je pense que je n’avais jamais compris ce que c’était vraiment, avant de faire ce film. Et là on est en plein de dedans. Ces gens devraient être des salariés et ils se retrouvent freelance, même pas avec le statut d’indépendant. Ce sont des contrats commerciaux et plus des contrats de travail. Et le plus cynique dans tout cela, est qu’ils ne sont même pas au courant de leur statut et du cadre légal dans lequel ils travaillent. Ils n’ont aucune sécurité, aucune protection.
Je n’ai de leçon à donner à personne mais il faut qu’on soit au courant de ce qu’on encourage quand on fait ces gestes-là de consommation
Qu’avez-vous envie que les gens retiennent avant tout ?
Pour moi ce film, autour du combat de Jean-Bernard, il montre qu’une personne peut faire des petits. On peut commencer par arrêter de commander via ces plateformes. Dans son procès qui l’oppose à l’Etat belge pour non-respect de la législation, Deliveroo Benelux fait un chantage économique à l’emploi. " Si on ne peut pas établir nos propres règles, alors on s’en va ". Comme si Deliveroo faisait les lois et les règles en Belgique. Il ne faut pas céder à ce chantage-là. Il y a d’autres exemples de plateformes qui salarient leurs coursiers. On peut agir chacun. On peut en tout cas éveiller les consciences autour du fait que se faire livrer, ça a un coût. Je n’ai de leçon à donner à personne, ça m’est aussi bien entendu arriver de commander sur des plateformes, mais il faut qu’on soit au courant de ce qu’on encourage quand on fait ces gestes-là de consommation.
Une production du Centre Vidéo de Bruxelles (CVB) en coproduction avec la RTBF / Proximus et Thowra asbl
Plus d’infos sur la plateforme nosfuturs.net, une plateforme gratuite et évolutive de créations documentaires et transmédias consacrés à des sujets de société. Autour du film de Pauline Beugnies, elle propose une série de contenus : un podcast, des capsules vidéos et une sélection de ressources sur les enjeux futurs du travail.