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Sur les questions que pose la réécriture des livres de Roald Dahl et de Ian Fleming

Humeur Musicale

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Pierre Solot revient sur une double annonce qui a secoué le mois dernier le monde de la littérature et plus largement le monde culturel et intellectuel : les éditeurs britanniques de Roald Dahl et de Ian Fleming ont annoncé la réédition de leurs ouvrages en supprimant ou en réécrivant des mots estimés offensants.

Cette pratique de la réécriture, déjà très courante dans le monde anglo-saxon, pose une série de questions et surtout oppose deux visions assez différentes : d’une part, une vision plutôt élitiste et intellectuelle qui sacralise le texte original, qui estime qu’il n’est pas question d’avoir une pensée morale de la littérature, que la réécriture est aussi l’anéantissement de l’esprit critique, qu’on ne peut réécrire le passé et certainement lorsque l’on voit disparaître, principalement aux Etats-Unis, l’enseignement des Sciences humaines et notamment de l’Histoire dans les universités, parce que la privatisation a privilégié financièrement d’autres filières et simplement parce que l’on constate qu’il y a de moins en moins d’étudiants qui s’y intéressent.

D’autre part, certains s’inquiètent moins de ces réécritures en constatant que la réécriture existe depuis toujours. Beaucoup d’entre nous découvrons des chefs-d’œuvre dans leur traduction française. Il ne faut pas être dupe : une traduction, c’est une réécriture. Il suffit de comparer des traductions d’un même ouvrage à des époques différentes pour constater que la traduction transforme le texte et s’adapte à sa propre époque.

Et même si on élargit le champ des réécritures : des contes populaires ont été réécrits pour qu’ils soient adaptés aux enfants. Si vous lisez la version des frères Grimm de Cendrillon, Blanche-Neige ou de La Belle au bois dormant, vous constaterez rapidement que Walt Disney a réécrit, édulcoré, lissé toutes ces histoires pour éviter le sang, les viols, la violence extrême de certains passages.

Les époques changent, certaines valeurs sont dépassées, c’est évident. Faire lire des histoires de princesses aux petites filles ne promet pas des sursauts d’émancipation.

De l'art de ne pas être d'accord

Le problème, c’est que de nombreux grands auteurs du passé, des auteurs de chefs-d’œuvre reconnus comme… Balzac, Gide, Céline et tant d’autres encore véhiculent des propos antisémites, paternalistes, sexistes, complaisants avec la pédophilie… notre époque est farouchement attentive à ces maux et on continue de lire ces auteurs.

On peut lire un livre sans être d’accord avec ce que l’on lit. C’est l’esprit critique, souhaitable pour tout individu. Aucune autorité supérieure ne doit s’arroger le droit de définir ce qui est acceptable ou pas. Qui aurait ainsi l’autorisation de contrôler les masses ? Qui sont ces "sensitivity readers" si présents dans le monde anglo-saxon de la littérature.

Mais il est évident que notre époque est sensible à des questions qui ne se posaient pas dans certains livres du passé. Si une œuvre mérite d’être lue, comment la fait-on entrer dans notre époque ? Par l’éducation ? Par des notes de bas de pages, des commentaires critiques qui accompagnent le texte original ?

Et que fait-on des gens qui n’ont pas accès à ces commentaires ? Ou à la compréhension de ces commentaires ?

Pour le moment, cette grande littérature qui propose de grands dilemmes moraux si féconds intellectuellement, ce n’est pas cette littérature qui est réécrite.

La réécriture commerciale ?

Ce que l’on réécrit, c’est souvent une littérature qui présente un intérêt financier important, notamment la littérature pour enfants de Roald Dahl (sachant que l’édition originale de ses textes continuera de paraître) ou les aventures de James Bond (sachant que si l’on supprime tout ce qui est raciste ou sexiste chez James Bond, il ne va pas rester grand-chose…).

D’une époque à l’autre, les histoires sont réécrites, ça a toujours été le cas, notamment à travers les traductions.

Il faut sans doute se méfier de rester dans une vision "occidentalo-blanche-hétéronormative" des choses… comme il faut se méfier du danger de l’identification d’un lecteur non-critique à un texte dangereusement démodé moralement.

On peut aussi raisonnablement penser que cette manie de la "cancel culture" propre à nos temps fera naître de nouvelles formes d’expression, en rejet de ce lissage moral, ce qui présage un avenir joyeusement créatif !

Réécriture et censure en musique

En musique, des milliers de morceaux ont été réécrits, en connexion avec leur époque, mais pas pour des raisons morales évidemment : des transcriptions pour des instruments que le compositeur original n’avait jamais connus, des paraphrases qui extrapolaient des chefs-d’œuvre du passé. La question ne se pose pas de la même façon.

Par contre, quand il s’agit des titres de certains morceaux de musique, c’est parfois beaucoup plus délicat. Il y a deux ans environ, une école de musique new-yorkaise qui accueille des enfants de moins de douze ans a décidé d’interdire aux élèves de jouer deux pièces pour piano de Claude Debussy : Le petit nègre et le Golliwogg’s Cakewalk (le Cakewalk étant cette danse des esclaves afro-descendants qui singeaient les démarches de leurs maîtres).

Si la réécriture soulève des questions très subtiles qui méritent plus qu’un simple rejet, l’interdiction, elle, est beaucoup plus clairement liberticide.

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