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Suspension de l’accord sur les céréales ukrainiennes : "Les conséquences seront dramatiques" prévient Olivier de Schutter

"Avec la suspension de cet accord, le risque de famine est réel", clame Olivier De Schutter.

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Après l’annonce de la suspension par la Russie de l’accord sur les céréales ukrainiennes, les réactions et les craintes se multiplient. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, dénonce cette décision et parle de "menace d’une famine à grande échelle en Afrique et en Asie". Selon lui, plus de 2 millions de tonnes de nourriture sont actuellement bloquées en mer Noire, "ce qui va compliquer l’accès à la nourriture pour plus des millions de consommateurs ".

Les craintes de la communauté internationale sont réelles. Le président américain, Joe Biden, a qualifié la décision russe de "scandaleuse". Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a lui estimé que la Russie "utilise à nouveau la nourriture comme une arme", ce qui va avoir pour conséquence d’exacerber "des crises humanitaires et une insécurité alimentaire déjà graves".

La Russie utilise à nouveau la nourriture comme une arme.

De son côté, l’Union européenne a elle aussi réagi. Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrel, a exhorté la Russie à "revenir sur sa décision qui met en danger la principale voie d’exportation de céréales et d’engrais dont on a besoin pour répondre à la crise alimentaire mondiale provoquée par la guerre".

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L’ONU, garante de cet accord, a elle aussi appelé à le préserver. "Ce nouveau blocage risque de provoquer une nouvelle flambée des prix alimentaires et fait craindre des famines." Elle rappelle son "impact positif" pour l’accès à l’alimentation de millions de personnes à travers le monde.

Suspension dramatique

Quels sont les risques réels et les conséquences de la suspension russe sur la sécurité alimentaire mondiale ? Olivier De Schutter, rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les Droits de l’Homme et ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, ne cache pas son inquiétude. "Cette annonce est dramatique. Beaucoup de pays dépendent très largement des exportations de blé et d’autres céréales en provenance de Russie et d’Ukraine pour satisfaire les besoins de leurs populations. Pour plusieurs d’entre eux, cet accord était une véritable ligne de vie."

Pour plusieurs pays, cet accord était une véritable ligne de vie.

Selon les premières estimations, cet accord avait permis l’exportation de 9 millions de tonnes de céréales coincées dans les ports ukrainiens depuis le début du conflit il y a 8 mois. "Des tonnes de maïs, de blé, d’huile de tournesol, de soja, d’orge ou de colza qui ont pu être acheminées depuis les ports de la mer Noire. C’est considérable et on n’a pas pour l’instant beaucoup d’alternatives", constate Olivier de Schutter.

Avant le conflit en Ukraine, 26 pays dépendaient pour plus de 50% de l'Ukraine et de la Russie combinées pour leurs importations de céréales. Certains de ces pays sont déjà aujourd’hui dans une situation extrêmement périlleuse dans la Corne de l’Afrique notamment où la famine menace déjà près de 20 millions de personnes au Kenya, en Éthiopie et en Somalie.

La décision russe va rendre les choses encore plus difficiles pour ces pays mais aussi pour d’autres pays d’Afrique du Nord comme la Libye et la Tunisie ou encore le Liban et le Yémen. "Donc oui, on a des pays qui sont aujourd’hui gravement menacés par cette suspension et pour lesquels on peut redouter un risque de famine accrue et une catastrophe pour les mois à venir."

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Nouvelle hausse des prix

L’annonce de ce week-end va inévitablement provoquer une augmentation du prix des céréales sur les marchés internationaux. "Cette annonce aggrave encore la situation de ces pays qui était déjà extrêmement inquiétante étant donné les sécheresses de l’été et la pluviométrie dans certains pays qui ont détruit les récoltes. Dans un pays comme la Somalie par exemple, un très grand nombre de bêtes ont dû être tuées parce qu’on n’avait plus de fourrage pour les nourrir. On a donc une situation déjà extrêmement périlleuse à laquelle vient s’ajouter maintenant le risque d’une augmentation brutale des prix des céréales sur les marchés internationaux. La crainte d’une famine est réelle", insiste Olivier de Schutter.

La situation était déjà extrêmement périlleuse mais là, avec la hausse des prix, la crainte d’une famine est réelle.

Avant la guerre en Ukraine, les Nations unies estimaient que 276 millions de personnes étaient confrontées à une insécurité alimentaire grave dans le monde. "Depuis, ce chiffre est monté à 345 millions de personnes", souligne David Beasley, le directeur exécutif du Programme alimentaire mondial (PAM). 

"Or", prévient l’ancien Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, "aider ces pays sur le plan alimentaire sera beaucoup plus coûteux et difficile si les prix des importations s’élèvent comme on peut le redouter après cette annonce."

Signé en Turquie le 22 juillet dernier sous les auspices des Nations unies, l’accord sur les céréales ukrainiennes avait été conclu pour une durée de 120 jours. Il expirait donc le 22 novembre prochain même si de nombreuses voix s’étaient déjà élevées pour demander sa reconduction. "En réalité, tout le monde s’attendait à ce que cet accord soit renouvelé", explique Olivier De Schutter. "Il faut maintenant espérer que la Russie revienne sur sa décision".

L’Ukraine est le 3e plus grand exportateur d’orge et de maïs et le 5e de blé.
L’Ukraine est le 3e plus grand exportateur d’orge et de maïs et le 5e de blé. © Tous droits réservés

La Russie arbitre de la faim dans le monde ?

La question des céréales ukrainiennes constitue un levier diplomatique que Moscou ne se prive pas d’utiliser en soufflant le chaud et le froid. Après l’annonce de la suspension de l’accord, le ministre russe de l’Agriculture, Dimitri Patrouchev a annoncé que la Russie donnerait gratuitement 500.000 tonnes de blé, soit l’équivalent de 20 cargos céréaliers pour les pays africains, en particulier pour les pays à faible revenu menacés par la hausse des prix.

Olivier De Schutter dénonce "un jeu extrêmement pervers qui consiste à entretenir une dépendance et à présenter la Russie au fond, comme l’arbitre de la situation de la faim dans le monde. Ce qui est extrêmement inquiétant parce qu’effectivement ces pays demeurent dépendants de ces importations."

Il y a donc un jeu extrêmement pervers qui consiste à entretenir une dépendance et à présenter la Russie au fond, comme l’arbitre de la situation de la faim dans le monde.

Pour le Rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les Droits de l’Homme, la Russie exerce une forme de chantage sur ces pays. "Certains des pays qui sont les plus menacés aujourd’hui par cette hausse de prix ont voté en faveur d’une résolution condamnant l’annexion par la Russie de quatre régions d’Ukraine." 

Le 12 octobre dernier, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution condamnant cette annexion. 143 pays sur les 193 États membres des Nations unies ont voté en faveur de cette résolution. "Et parmi ces pays figurent la Somalie, le Liban, la Tunisie, l’Égypte par exemple, qui sont des pays importateurs de céréales de cette région de la mer Noire. Il n’est donc pas exclu que ce soit une manière pour Moscou d’exprimer son mécontentement. Beaucoup d’autres pays de la région d’Afrique, y compris des pays fortement importateurs de blé d’Ukraine et de Russie, se sont abstenus de ce vote. Ils n’ont pas voté contre." 

Pour Olivier De Schutter, c’est aussi et sans doute dans ce contexte-là qu’il faut resituer la décision de la Russie de suspendre l’accord sur les céréales.

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