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"Ted", hacker ukrainien, participe à la cyberguerre : "On cause des dommages économiques à la Russie"

Par D. V. Ossel sur la base d'une interview menée par Aurélie Didier

On peut l’appeler Ted. Ce n’est pas son vrai prénom : il fait partie de l’IT army of Ukraine (armée numérique d’Ukraine), il doit rester discret. Il se dit en charge des relations publiques de cette armée de l’ombre. Nous l’avons rencontré dans un restaurant de Kiev.

L’IT army of Ukraine a été lancée au lendemain de l’invasion russe, le 26 février 2022, via un appel du ministre de la transition numérique, Mykhailo Federov. "Nous créons une armée numérique. Nous avons besoin de talents numériques. […] Il y aura des tâches pour tout le monde. Nous continuons à nous battre sur le front cybernétique. […]", peut-on lire alors sur son compte Twitter.

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Cette "IT army" est donc officiellement composée de volontaires, nationaux et internationaux, qui ont eu envie d’aider l’Ukraine. Elle procède principalement par DDoS, des attaques par déni de service, assez simples à réaliser, qui consistent à inonder un site de requêtes afin de le saturer et le rendre indisponible. Les cibles sont russes, cela va sans dire.

Mais certains, à l’image de Stefano Soesanto, chercheur en cyberdéfense à l’École polytechnique fédérale de Zurich, auteur d’un rapport sur l’IT army, estiment qu’elle "entretient des liens étroits avec les services de défense et de renseignement ukrainiens". À côté des volontaires, il y aurait une équipe interne, composée de personnes issues de la Défense et du Renseignement qui mènent "des opérations plus complexes contre des cibles russes spécifiques".

Ted s’en tient à la version officielle : "Je représente une organisation complètement volontaire". Il nous explique comment il opère et ce qui l’a motivé à entrer en action.

Quelle est votre mission ?

"Notre mission est de causer des dommages économiques à la Russie pour augmenter le prix que représente la guerre pour les Russes, et ainsi affecter leur capacité d’agression, mettre fin à cette guerre, rapprocher le jour de la victoire."

Comment procédez-vous ?

"Nous avons mené plus de 1000 missions qui sapent des services russes, principalement dans l’espace économique, comme des services financiers, des services publics etc. On essaie de les interrompre et de les garder hors service aussi longtemps que possible pour que les Russes ne puissent pas les utiliser."

Y a-t-il une attaque que vous considérez comme un succès particulièrement important ?

"Moi, ce que j’aime c’est attaquer des services de niveau moyen mais dont la mise hors service ruine les couches les plus importantes de l’économie. Par exemple, il y a quelques mois, on a interrompu un service qui octroie les licences pour les produits laitiers et la viande. Ça a fini par bloquer l’approvisionnement des supermarchés pour ces produits parce qu’ils ne pouvaient pas être certifiés.

On a interrompu un service qui octroie les licences pour les produits laitiers et la viande. Ça a fini par bloquer l’approvisionnement des supermarchés

Plus récemment, nous avons paralysé le service de péage pour le transport de marchandises. Ça a causé un manque à gagner important.

"Ted", volontaire membre de l’IT army of Ukraine, derrière son écran
"Ted", volontaire membre de l’IT army of Ukraine, derrière son écran © RTBF

On essaie aussi de porter atteinte à la réputation [des Russes] parce que c’est bien de montrer que la Russie est vulnérable dans le cyberespace. On a par exemple arrêté les trois services de streaming qui retransmettaient la performance de la personne qui s’appelle lui-même 'président de Russie', le 21 février 2023. C’est aussi quelque chose qui met mal à l’aise.

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On a également attaqué le site web du groupe Wagner pour saper le processus de recrutement des nouveaux membres."

Qu’est-ce qui vous motive à participer à ces opérations ?

"Je veux être impliqué dans la lutte. Depuis le tout premier jour, chaque personne de ce pays s’est demandé ce qu’elle pouvait faire, et j’ai trouvé cette manière de contribuer. On veut mettre fin à cette guerre. Je suis sûr qu’après, notre communauté sera dissoute."

Je veux être impliqué dans la lutte

Représentez-vous aussi une menace pour l’armée russe ? Pouvez-vous viser des satellites ou des aéroports militaires russes, par exemple ?

"Pas vraiment. L’infrastructure militaire est peu connectée à internet, donc on ne peut pas procéder comme on le fait habituellement, via des attaques DDoS. Mais nous sommes impliqués dans quelques initiatives. Je ne peux pas vous en dire plus mais on fait des choses dans le domaine de l’intelligence artificielle qui aident nos combattants."

Subissez-vous des attaques aussi ?

"Bien sûr, vous savez que la Russie a déjà commis des cybercrimes avant la guerre, contre des services américains, européens et contre l’Ukraine. Mais la guerre dans le cyberespace est différente de la guerre sur le terrain. Là vous attaquez et vous défendez, dans le cyberespace on fait plutôt soit l’un soit l’autre. Il y a des cybergroupes impliqués dans la cyberdéfense, mais nous nous concentrons sur les attaques qui causent des dommages économiques."

Comment compareriez-vous votre IT Army aux forces russes dans ce domaine?

"C’est difficile de faire une comparaison. En Russie, ils essaient de cloner l’IT Army, mais la grande différence, c’est la motivation. Nous avons de nombreux volontaires qui veulent se battre pour leur pays et la fin de la guerre. Les Russes, eux, n’ont pas la même motivation. Ils pensent : ‘pourquoi on consacrerait notre temps personnel à attaquer des cibles ukrainiennes ?’. Evidemment, ils ont des groupes professionnels, je ne peux pas le nier, mais je ne peux pas vous dire l’ampleur des dégâts qu’ils causent."

En Russie, ils essaient de cloner l’IT Army, mais la grande différence, c’est la motivation.

Pensez-vous pouvoir faire la différence dans cette guerre ?

"Je ne me poserais pas la question de la valeur que j’apporte à ce combat. Évidemment, la bataille principale se joue sur la ligne de front. Les sanctions jouent beaucoup aussi. On essaie juste d’amplifier les effets économiques. Je ne prétends évidemment pas que nous fassions quelque chose d’énorme, que notre participation ait un impact important à elle seule, on est juste une pièce du puzzle."

On est juste une pièce du puzzle.

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