Chronique littérature

Téo Malgré, un soliloque théâtral tragicomique

© Onlit Editions

Par Sophie Creuz via

Sophie Creuz nous parle du roman Téo Malgré, l'histoire d'un homme enfermé dans l'appartement de son enfance qui monologue et s'évade par les mots. Un livre du réalisateur, écrivain et humoriste belge Stefan Liberski, paru aux éditions Onlit.

Stefan Liberski, la plupart d’entre nous le connaissons comme réalisateur de films, notamment tournés avec le comédien Bouli Lanners, mais aussi avant cela, comme humoriste associé aux Snuls et à d’autres facéties télévisuelles avec pour complice le dessinateur Jannin. Mais il est aussi l’auteur de plusieurs romans, chez divers éditeurs et notamment chez Onlit où il a déjà publié La grande actrice.

En tant qu’auteur, il fut d’ailleurs consacré par un prix de l’Académie royale des lettres de Belgique et décoré de l’ordre de la Couronne pour service rendu à l’Etat belge. Ce qui doit faire sourire celui qui a fait de la belgitude un territoire de l’imaginaire, avec des personnages hauts en couleurs, qui habitent leur logique, légèrement absurde, mais hautement résistante à l’épreuve du réel.

Dans Téo Malgré, le réel a disparu. Nous entendons la voix d’un homme nous parler, ou plutôt un homme qui se parle à lui-même ou qui, plus certainement encore, soliloque en silence dans sa tête. Rien ne nous permet de dire qu’il parle à haute voix, et pourquoi le ferait-il puisqu’il n’a aucun interlocuteur, il vit complètement seul dans le vieil appartement de ses parents, qui n’est peut-être même qu’un espace mental figé, un lieu qu’il n’a jamais quitté, ni jadis ni aujourd’hui. Même si demain, aujourd’hui, hier n’ont plus de temporalité pour celui qui vit, en peignoir, dans un éternel présent. Est-il fou ? Est-il emmuré dans sa solitude ? Est-il seulement vivant ? Ou bien n’existe t-il que par sa seule logorrhée, qu’il dévide et ne cesse de rembobiner, comme chez Beckett, dans un perpétuel retour de l’identique.

C’est un monologue très théâtral, que Sophie Creuz a lu avec dans l’oreille la voix de Michael Lonsdale, cette diction onctueuse, cette suavité un peu inquiétante, qu’on devine aussi chez ce personnage, ce Téo, qui est à la fois un vieux garçon et un vieil enfant, à la cruauté désinhibée.

Dans cette sottie, cette farce, Stefan Liberski excelle à créer un tragique comique, avec ce bonhomme qui s’exprime admirablement, par un phrasé châtié, très vieille France, et qui a son image fossilisée dans une époque, des tournures d’esprit et des meubles d’un temps révolu.

Seul son flux de paroles est mouvement, et l’entraîne dans des images, des souvenirs, des anecdotes dérisoires mais dont il s’amuse, ou se félicite.

Ce monologue a un ton tout à fait particulier et très réussi parce qu’il tient en équilibre sur un fil tendu entre le cadre convenu, rassurant, d’un appartement bon chic bon genre, et la folie désaxée d’un propos, confit dans un passé qui ne passe pas, dans des rituels un peu dingues mais présentés raisonnables et sages pour ordonner le chaos. Ce sont de courts chapitres — le livre est mince — qui se succèdent en bousculant légèrement l’ordre et qui installent cette élasticité du temps comme un ruban de Moebius.

On retrouve dans ce texte de Stefan Liberski quelque chose du mordant de l’auteur autrichien Thomas Bernhard et un peu de cette fantaisie douce de l’anglais Alan Bennett dans cette jouissance à tendre un miroir déformant à la normalité, à dire son fait à l’ordonnance bourgeoise, en permettant à un être de paroles, un fou, de s’en échapper. De s’évader de sa profonde solitude par une liberté, un sarcasme, un humour qui nous renvoient à la folie de nos propres usages, et non des siens.

Parce que si notre enfermement existentiel n’a lui qu’une seule issue, Téo a le luxe lui, de jouir de tous les âges de la vie en même temps, indéfiniment, et de s’installer à demeure dans l’inexistence, avec un éternel étonnement et une inaltérable jubilation.

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