Comment raconter autrement les commencements de la vie ? C’est la question qui a obsédé le philosophe et écrivain Tristan Garcia. Il a écarté la religion et la science, et a décidé de dire les débuts de la vie et de l’humanité avec la fiction.
Dans son livre Âmes, Histoire de la souffrance (Gallimard), on croise par exemple le philosophe Plato et un nazaréen. Il a choisi aussi d’être du côté des souffrants et non des puissants tout au long de son roman.
Quel est le sens de sa démarche ? Qu’est-ce qu’elle permet ?
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"Ça n'a jamais vraiment commencé". C'est ainsi que commence le roman de Tristan Garcia. Il a choisi de faire le récit des origines ni à la manière du religieux, ni à la manière du scientifique. Et il n'y a donc pour lui aucun commencement réel puisqu'il n'y a pas de créateur pour donner la première impulsion.
En réalité, Tristan Garcia ne croit pas en l'existence réelle des âmes. Mais il pense qu'il y a une parenté entre le récit littéraire, dans lequel il a une certaine foi, et l'âme, qui est pour lui une sorte de condensation du sens d'un être. Le sens de l'âme est donc pour lui essentiellement littéraire, c'est le récit de ce qu'on peut sauver d'une existence.
L'empathie comme fil rouge
Tristan Garcia a ainsi choisi la voie de la littérature, qui par l'empathie, "a la capacité de rentrer dans les êtres qui sentent, qui souffrent, y compris les êtres qui sont morts. Contrairement au récit scientifique, qui reste en-dehors d'une conscience, et au récit religieux, qui présuppose une divinité qui connaît, voire justifie la souffrance des êtres."
Il s'est extrêmement documenté. Toutefois, les connaissances humaines étant limitées, la fiction commence dans ses failles. Même quand on croit savoir, on ne sait pas grand chose. Les zones d'ombre sont innombrables. On sait beaucoup de l'histoire des hommes, mais beaucoup moins de l'histoire des femmes. Ce sont des zones où la fiction peut s'introduire puisqu'il n'y a pas vérité historique.
La naissance de la sensibilité
Le vivant n'a pas tout de suite souffert. Mais est apparu "un courant puissant qui traverse l'être, un courant électrique qui est la souffrance, qui fait convulser le vivant et qui précède la sensibilité." L'histoire de la souffrance débute avant la naissance de l'être humain. Et avant l'arrivée de la souffrance, vient la naissance de la sensibilité.
Son arme étant l'empathie, Tristan Garcia tient beaucoup à se mettre à la place de ce qui souffre, de ce qui sent, et ne s'intéresse donc pas uniquement à notre espèce. "Le livre commence avant l'homme et finira après l'homme. Il déborde de l'homme. Il faut être attentif à ne pas confondre ce qui est sensible et notre forme de sensibilité humaine."
"La vie, simple fracas régional dans le chaos général"
Tristan Garcia veut à tout prix éviter le finalisme, le fait de raconter les choses du point de vue de ce qui arrivera par la suite. Ce qui l'intéresse, c'est de nous faire entrevoir que "quand la vie est apparue, ce n'était qu'une possibilité parmi d'autres. Tout ce qui s'ensuit n'était pas inscrit à l'intérieur de la vie. Mille autres choses plus fortes que la vie sont peut-être apparues et ont ensuite disparu."
Les débuts du 'moi'
Tristan Garcia est fasciné depuis l'enfance par le premier récit humain, Gilgamesh, qu'il comprend comme le récit de l'apparition de la conscience de soi et de la peur de la mort. Au début Gilgamesh est tellement inconscient qu'il n'a pas peur de la mort. Les deux jumeaux vont apprendre, à cause de la civilisation, la jalousie, la rivalité, apprendre à se différencier, à dire 'je', à dire 'tu'.
Le fil qui court dans le livre est que la souffrance est toujours la séparation. Et dire 'je' est une séparation de l'autre.
Les êtres humains apparaissent, et avec eux, apparaissent les dieux. "Les dieux ont fait l'histoire humaine. Si on enlève les dieux, il ne reste plus grand chose de l'âme humaine, des cultures et des civilisations humaines. Ils sont des préfigurations de ce que l'humanité espère devenir et deviendra peut-être."
La souffrance est-elle le propre de la vie ?
Tristan Garcia est partagé sur cette question et son livre balance entre ces deux considérations :
Pour être empathique, sensible à la souffrance des autres, faut-il savoir souffrir soi-même ? C'est une peur qui a traversé toute l'histoire de la médecine. A chaque fois qu'est apparue une invention qui permettait de moins souffrir, comme par exemple l'anesthésie, le débat s'est ouvert. Avec la croyance que "si on empêche les hommes de souffrir, on va aussi les empêcher de reconnaître la souffrance des autres et on va créer ainsi une humanité insensible. La souffrance est nécessaire, est consubstantielle à la vie."
Mais d'un autre côté, Tristan Garcia a aussi envie de croire que la vie est un effort pour ne plus souffrir. Il a envie d'être progressiste et d'accueillir sans culpabilité tous les progrès médicaux qui permettent de ne plus souffrir, comme la péridurale pour la femme qui accouche.
Suivez ici la suite de l'entretien de Pascal Claude avec Tristan Garcia.