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Ukraine : le conflit est-il "marvelisé" ?

© boyznew sur reddit

Par Faustine Persoons via

Le 25 février dernier, la Russie déclarait la guerre à l’Ukraine. Normalement avec cette info, on ne vous apprend rien de nouveau. Mais si on vous disait qu’entre le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, et Captain America il y a de sérieux points communs…

"Nous sommes tous ici". Nous avons tous vu passer sur la toile les images de Volodymyr Zelensky, en treillis militaire et t-shirt vert, véritable chef de guerre avec son équipe le 25 février sur les réseaux sociaux. Mais il y a aussi le photomontage le représentant en "Captain Ukraine" avec le regard incisif, armure et bouclier en main qui a été partagé des centaines de fois sur Twitter.

Un débat a rapidement émergé. Le sujet ? Qui va bien pouvoir interpréter le président dans un film retraçant un conflit, encore en cours. Alors qu’est-ce qui explique cette association automatique que font beaucoup d’internautes entre le conflit en Ukraine et l’univers Marvel (ce qu’on appelle " marvelisation " du conflit ukrainien) ?

Jimmy Tanghe, expert en communication digital et professeur à la Haute Ecole Louvain en Hainaut pointe deux facteurs essentiels en temps de guerre : "Je pense que ça part énormément dans l’émotionnel et c’est bien normal. Les professionnels de la communication savent à quel point l’émotionnel est une donnée importante quand on communique. Et dans l’urgence, on peut avoir, "une interprétation non posée" ou avec un peu moins de recul. Dans l’urgence, ce n’est jamais très bon d’analyser rapidement quelque chose."

"Marveliser" le conflit ukrainien, le biais de l’émotion ?

Selon un article de Wired, les films de Marvel reposent sur l’émotionnel et sur la binarité du bien et du mal. Les méchants d’un côté, les gentils de l’autre. Cette grille de lecture serait particulièrement facile à décrypter pour des personnes qui ne détiendraient pas toutes les clés de lecture politiques, économiques, géopolitiques, etc,…

La journaliste Kathleen Farmilo explique dans un article pour le "Pedestrian" : "C’est parce que nous souffrons tous d’un besoin pathologique de transformer un conflit du monde réel en quelque chose que nous pouvons facilement consommer sans aucun esprit critique. Mais c’est une façon de voir le conflit de manière très binaire". Autrement dit, la "marvelisation" du conflit consiste à voir un gentil et un méchant et empêche une analyse des nuances, indispensable pour comprendre ce conflit bien réel.

Guerre d’information

Les évènements liés à cette guerre sont abondamment relayés sur les réseaux sociaux, car c’est aussi une guerre de l’information. Et d’après Philippe Boulanger, professeur de géopolitique à la Sorbonne notamment, l’effet de la propagande de guerre sur ses étudiants est bien réel.


►►► A lire aussi : Volodymyr Zelensky, de l’humoriste au chef de guerre : portrait d’un président ukrainien au parcours atypique


"J’en parlais encore avec mes étudiants de licence 2 (+ /- 20 ans) et l’impact est considérable, explique-t-il. Ces étudiants ont encore beaucoup de mal à faire la part des choses et prennent pour réalité ce que l’influence et la propagande leur diffusent sur les réseaux sociaux. Donc l’impact est réel. Mais j’ai été très surpris qu’ils prennent des informations provenant de la propagande russe comme des réalités."

La valeur symbolique des images prend alors une place considérable. Érigé en saint patron sur les réseaux sociaux, le javelin (une arme utilisée par les Ukrainiens contre les chars russes) est devenu un symbole de résistance. L’image représente la Vierge Marie berçant une arme antichar FGM-148 puissante et efficace dont dispose l’armée ukrainienne.

Et puis il y a aussi le fantôme de Kiev, un mystérieux aviateur qui aurait, selon la légende, abattu 6 avions le premier jour de l’offensive. Pourtant, rien n’a permis de vérifier cette information même si cette image est largement utilisée pour galvaniser les troupes ukrainiennes et symboliser le fait que la victoire est possible.

Les symboles galvanisants

Utiliser un symbole fort pour encourager les troupes, c’est vieux comme le monde. De plus, ces symboles peuvent être utilisés pour une potentielle propagande dans les deux camps.

Pendant la Première Guerre mondiale, les Allemands utilisaient des avions pour diffuser des tracts par les airs aux troupes françaises. Du côté soviétique, le tireur d’élite Vassili Zaitsev qui avait abattu 225 soldats et officiers de la Wehrmacht avait été érigé en héros et alimentait sans peine la propagande soviétique.

Philippe Boulanger précise : "La différence entre une guerre du 20e siècle et cette guerre en Ukraine, ce sont les outils. C’est-à-dire que les moyens sont différents. Avant c’était la radio, la presse, les chaînes télévisuelles… Aujourd’hui, tous les supports possibles sont engagés. Et bien évidemment aujourd’hui, ce sont les réseaux sociaux."

En Ukraine comme en Russie et dans le monde en général, les images qui ont une puissance symbolique fusent pour couvrir le conflit. C’est le cas par exemple des "mèmes", ces images humoristiques conçues pour leur facilité de partage et leur viralité.

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La force de frappe des mèmes

Alexis Rapin, chercheur à la Chaire Raoul-Dandurand avait posté sur son Twitter : "Les mèmes ne gagnent pas une guerre, mais le moral a une importance (demandez aux troupes)." Car l’Ukraine et son président savent se servir des réseaux sociaux.

Être un ancien acteur de séries à succès aide peut-être le président Volodymyr Zelensky à maîtriser son image. Parmi ses nombreux posts sur les réseaux sociaux, beaucoup sont filmés en mode selfie, ce qui peut inciter l’internaute à se positionner à sa hauteur.


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Son homologue russe quant à lui, privilégie les allocutions dans la salle de presse du Kremelin. Vladimir Poutine apparaît alors en costume cravate et prend soin d’instaurer une certaine distance avec le téléspectateur. Le ton est bien plus solennel.

Jimmy Tanghe détaille : "Je pense que la communication politique est une communication particulière, car on pourrait l’associer à ce qu’on appelle […] du personal branding (selon L’encyclopédie illustrée du marketing, le personal branding est une pratique qui consiste pour un individu à promouvoir lui-même son image et ses compétences par le biais des techniques marketing et publicitaires utilisées habituellement pour promouvoir une marque, ndlr.) On est dans une démarche où c’est la personne qui est mise en avant. Médiatisée, avec ses défauts, ses qualités, son verbe, ses mimiques, son " tone of voice ", sa manière de s’exprimer, son style… Zelensky prend une position. Sa position intellectuellement parlant rassemble beaucoup plus qu’elle ne divise".

A la question de savoir si c’est une stratégie de la part du président ukrainien ou non, Jimmy Tanghe, souligne "je ne sais pas si c’est de la stratégie politique poussée au point de manipuler, mais ça semble être beaucoup plus pertinent comme approche plutôt que d’être dans l’agressivité ou l’intolérance."

Le super pouvoir de Zelensky

Qu’il le veuille ou non, depuis le début de la guerre, le président Volodymyr Zelensky est représenté comme une icône de la révolution ukrainienne prête à tout pour sauver son peuple. Il passe de 450.000 à 5 millions d’abonnés en moins de deux semaines. Il ne se passe pas un jour sans qu’il n’alimente ses réseaux de points sur la situation et chacune de ses prises de parole est particulièrement suivie.

Cette "marvelisation" du conflit, qui pourrait paraître anecdotique en regard de la gravité des événements, montre en fait l’importance de la maîtrise des codes des réseaux sociaux dans la conduite de la guerre de nos jours. Car la guerre ne se mène plus uniquement sur le champ de bataille, mais elle se déploie aussi dans le champ informationnel. L’Ukraine n’a donc pas gagné la guerre, mais elle a déjà gagné la bataille médiatique.

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