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Ukraine : les Russes entrent dans le Donbass "avec un statut complètement faux", selon le spécialiste Federico Santopinto (analyse)

Militaire ukrainien, centre-ville de Donetsk et Vladimir Poutine le 21 février (montage image d'illustration)

© BELGA/AFP

Par Kevin Dero sur base de l'entretien de Sophie Brems dans "Matin Première"

"Je crois qu’il faut prendre une décision qui s’impose depuis longtemps : reconnaître immédiatement l’indépendance et la souveraineté de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Lougansk. Nous exigeons de ceux qui ont pris et détiennent le pouvoir à Kiev une cessation immédiate des hostilités. Sinon toute la responsabilité de la poursuite éventuelle de l’effusion de sang reposera entièrement sur la conscience du régime au pouvoir en Ukraine. En annonçant les décisions adoptées aujourd’hui, je suis confiant dans le soutien des citoyens de Russie et de toutes les forces patriotiques du pays"… C’est Vladimir Poutine que l’a dit, hier soir, depuis son bureau moscovite.

Le président russe a signé deux décrets qui reconnaissent l’indépendance des deux régions pro-russes en Ukraine, celles de Donetsk et Lougansk. On l’entend, il s’agit d’une déclaration ferme et claire. Quelles vont être les conséquences ?

Federico Santopinto est analyste au GRIP, au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité. Pour lui, cette reconnaissance équivaut-elle à une déclaration de guerre ?

"Pratiquement, oui, parce que c’est une violation du droit international et de la souveraineté de l’Ukraine et c’est un acte en réalité très intelligent, entre guillemets, de la part de Poutine, qui est quand même une personne extrêmement rusée, parce qu’il met maintenant l’Ukraine devant un fait accompli. L’Ukraine aurait le droit de réagir vu que son territoire est violé. Si l’Ukraine réagit, il aura les prétextes que les Américains et les Britanniques mentionnaient pour pouvoir mener une opération de large ampleur. Si l’Ukraine ne réagit pas, il aura occupé le Donbass sans tirer un seul coup de feu".

Poutine a les cartes en main

"Pour l’instant, il a les cartes sur la table. C’est lui qui garde les cartes du jeu, effectivement". Cette reconnaissance ouvre la voie à un déploiement militaire russe parce que Vladimir Poutine, outre cette annonce de la reconnaissance d’indépendance, a annoncé l’envoi de forces armées de maintien de la paix, dit-il. Ces hommes vont entrer sur le territoire ? "Ils vont entrer sur le territoire avec ce statut qui est complètement faux parce qu’une opération de maintien de la paix doit être lancée par l’ONU et certainement pas un belligérant, ce qui est donc complètement absurde. Il va faire entrer ses troupes sur le territoire du Donbass en prétendant qu’elles sont là pour garantir la paix. Si l’Ukraine devait intervenir, il aura cette excuse pour pouvoir mener une opération de plus large ampleur. Si l’Ukraine n’intervient pas, il a pris le Donbass, qu’il va sans doute annexer plus tard, sans tirer un seul coup de feu. Il s’est donc montré très rusé. Je pense que c’est quelqu’un qui calcule tout ce qu’il fait. Il ne fait rien au hasard, tout est savamment calculé et c’est calculé pour mettre les Occidentaux et les Ukrainiens le dos au mur" analyse Federico Santopinto.

Si l’Ukraine devait intervenir, il aura cette excuse pour pouvoir mener une opération de plus large ampleur

Ruse

Pour l’instant, au niveau ukrainien, il y a une déclaration comme quoi ils ne céderont pas de territoire. Du côté international, il y a cette réunion du Conseil de l’ONU qui annonce des sanctions. Est-ce que c’est vraiment la solution, des sanctions économiques face à cette déclaration ? Cela pourrait arranger les choses ? Fedecico Santopinto répond par la négative : "Non, ça ne va pas arranger les choses, mais je ne vois pas quelle autre option on pourrait choisir. L’autre option est de faire la guerre à la Russie, ce qui veut dire, de fait, se lancer dans un conflit majeur avec une puissance nucléaire, avec un dictateur qui ne fait pas trop attention aux pertes humaines. Je sais que cette histoire des sanctions laisse beaucoup de personnes perplexes, mais franchement, je ne vois pas quelle autre option on peut avoir. Ces sanctions doivent être très fermes parce qu’il viole le droit international de manière éhontée, mais à ce stade, on ne peut pas faire autrement" analyse-t-il.

Si l’Ukraine n’intervient pas, il a pris le Donbass, qu’il va sans doute annexer plus tard, sans tirer un seul coup de feu

Des sanctions économiques ou diplomatiques pourraient-elles faire fléchir Vladimir Poutine ? "J’en doute", pense Federico Santopinto. "Elles doivent être très fermes et on pourrait même, à un certain moment, évoquer quelque chose qui pourrait ressembler à une sorte de blocus, ce qui serait beaucoup plus sévère, pour voir si dans le temps, il va revenir sur la table des négociations. Mais c’est clair que c’est une carte qu’on joue pour éviter une guerre majeure. Poutine sait que les Occidentaux ont un certain sens de responsabilité et qu’ils ne veulent pas rentrer dans un conflit majeur qui serait catastrophique, qui pourrait dégénérer. Il en profite donc de manière assez éhontée".

Aspect historique

Vladimir Poutine a donné "une leçon d’histoire" hier soir, en déclarant que l’Ukraine n’a jamais été une nation. C’était une colère un peu froide. Comment décoder ce qu’il a dit ? Est-ce que Vladimir Poutine veut récupérer "l’empire" d’avant 1991 ? "Sans doute, mais il parle surtout pour l’instant de la menace que représenterait l’OTAN vis-à-vis de la Russie. Il faut dire que l’élargissement de l’OTAN a été, à mon sens, problématique. Cela ne justifie absolument pas l’attitude de Vladimir Poutine vis-à-vis de ses voisins, c’est un dictateur et c’est une attitude inacceptable, mais l’élargissement de l’OTAN est quand même quelque chose qui a alimenté une certaine tension".

Un "non-verbal" relâché

Quant à l’attitude de l’autocrate russe ce lundi soir, "je l’ai trouvé très relax. Il m’a beaucoup étonné. Il était dans une posture très tranquille, il n’avait pas une posture martiale, comme s’il maîtrisait la situation, comme s’il mettait le monde devant un fait accompli avec une certaine tranquillité", observe le spécialiste du GRIP. "Ce qui m’a surpris, c’est cette tranquillité. Il n’était pas dans une position droite, ferme, de " je pars à la guerre, l’heure est grave ". C’est comme si c’était pour lui un cours logique de l’histoire. " Nous sommes la Russie, nous sommes une grande puissance, nous allons revenir, vous ne pouvez pas faire certaines choses contre nous ". Il avait cette attitude très décontractée qui m’a beaucoup impressionné, je dois dire, ou en tout cas surpris".

Il n’avait pas une posture martiale, comme s’il maîtrisait la situation, comme s’il mettait le monde devant un fait accompli avec une certaine tranquillité

Le décor était aussi assez déroutant parce qu’il y avait à ses côtés des vieux téléphones qu’on n’utilise plus. On en parle dans la presse. Tout ça, c’est calculé aussi, cette façon de parler ? "Je ne sais pas si c’est calculé, mais on a eu l’impression d’être face à un vieux dirigeant soviétique. Peut-être qu’il voulait passer cette image, étant donné qu’il cherche à retrouver cette vieille puissance de l’Union soviétique. Qui sait ? Mais c’est une spéculation".

 

 

Fin des accords de Minsk

Les accords de Minsk obtenus il y a huit ans pour ces régions par rapport à l’Ukraine sont-ils complètement morts ? "Oui, ils sont complètement finis", selon Federico Santopinto. "Poutine a d’ailleurs dit que c’était à cause de ces accords qui n’avançaient plus qu’il est intervenu. Donc, maintenant, c’est fini. Il a reconnu l’indépendance du Donbass, il va sans doute vouloir l’annexer parce que les autorités du Donbass, actuellement au pouvoir, vont sans doute réclamer une annexion, ce qu’il fera, et il va vouloir mettre le monde devant un fait accompli, ce qui, d’un côté, démontre aussi que, de fait, il renonce à une partie de l’Ukraine. L’idée qu’il puisse occuper toute l’Ukraine dans l’espoir de rétablir un pouvoir philo russe en Ukraine est maintenant définitivement abandonnée".

Il semble renoncer à une partie de l’Ukraine et à l’idée que l’Ukraine puisse être un pays ami

Voudrait-il simplement récupérer ces deux provinces et s’arrêter là ? " Je ne sais pas ce qu’il veut faire, mais une chose est certaine, c’est qu’on avait pu imaginer à un certain moment qu’il pouvait vouloir mettre en place un pouvoir en Ukraine qui soit de nouveau pro-russe, mais je pense que c’est maintenant impossible, parce qu’avec l’annexion de l’Ukraine et l’annexion qui viendra sans doute du Donbass, il n’aura pas un appui populaire suffisant. Dans un certain sens, il semble renoncer à une partie de l’Ukraine et à l’idée que l’Ukraine puisse être un pays ami. Il veut donc en occuper une partie et c’est tout".

"QR l’actu" du 21 février

Panne diplomatique

Dernière question à 5 roubles… Que pourrait-il se passer aujourd’hui ? C’est très difficile à savoir, selon le spécialiste : "Les Européens vont devoir vite décider des sanctions. Hier, ils n’ont pas tranché, même s’ils sont prêts à adopter des sanctions. Les troupes de Poutine vont intervenir. Il faudra voir ce qu’il va se passer du côté ukrainien. Si les Ukrainiens bombardent ou lancent des roquettes, ne fût-ce que contre les territoires séparatistes, ce qui serait " légitime " vu que leur territoire est violé, Poutine pourrait alors lancer une opération militaire de plus large ampleur. Si les Ukrainiens restent au carreau, il va sans doute investir le territoire et on verra".

Quant à la diplomatie, elle ne devrait pas se réenclencher de suite… "Il faudra attendre quelque temps avant que la diplomatie reprenne le pied" pense Federico Santopinto.

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