Guerre en Ukraine

Ukraine : Les Russes "m’ont enfoncé le canon de mitraillette dans la gorge, c’était le plus terrible"

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Par Aurélie Didier & Daniel Fontaine, envoyés spéciaux en Ukraine

Pour accéder au village de Hrakove, le chemin est ardu. La route principale qui y mène est coupée : le pont enjambant le chemin de fer a été détruit. Nous croisons des véhicules et des chars carbonisés. Il ne reste qu’un chemin de terre sinueux et troué à de nombreux endroits.

À l’entrée du village, l’église est éventrée par des explosions. Néanmoins, comme partout ailleurs en Ukraine, elle porte encore fièrement ses dômes dorés. Hrakove est marqué par la guerre. Le village comptait 600 habitants avant l’offensive russe. Les forces russes ont occupé les lieux durant plus de six mois. Quand il a été libéré le 7 septembre par la contre-offensive de l’armée ukrainienne, le village ne comptait plus que 46 habitants. De nombreux bâtiments ont été détruits ou endommagés.

Un paysage rural meurtri

Depuis cette libération, Anatolii Vassiliev a été désigné maire ad interim. Quelques vaches broutent devant sa maison. Durant l’occupation, il a vécu le plus discrètement possible, craignant les exactions russes.

Un de ses voisins, Viktor, ouvrier agricole retraité, a lui été arrêté. Les Russes ont retrouvé chez lui des jumelles. Ils l’ont accusé d’informer l’armée ukrainienne. Il a toujours nié. Il porte des traces de coups de crosses sur sa jambe, toujours visible plusieurs mois après.

Ils m’ont enfoncé le canon de mitraillette dans la gorge, c’était le plus terrible.

"Ils m’ont frappé sur la tête avec la crosse de la mitraillette. Ils m’ont frappé sur le côté au niveau du rein. Il n’y a plus de traces visibles, mais ça me fait encore mal. Ils m’ont frappé avec la crosse sur la jambe, ici j’ai encore une marque. Ils m’ont enfoncé le canon de mitraillette dans la gorge, c’était le plus terrible. J’ai cru que j’allais mourir. Le viseur du canon m’a blessé. Après je n’ai plus pu manger ni boire."

"Les Russes étaient imprévisibles"

Les Russes l’ont détenu pendant sept jours, raconte-t-il. Il a été enfermé avec d’autres dans une cave exiguë, normalement utilisée par des villageois pour stocker leurs récoltes au fond d’un jardin. Être détenu dans cette cave a été une véritable épreuve pour lui. "On nous attachait les mains devant ou derrière le dos. Je tremblais de froid ici. Ça a duré 7 jours mais j’ai eu l’impression que ça a duré 1 an."

Viktor raconte aussi la terreur des habitants durant les longs mois d’occupation russe. "Les Russes étaient plus terribles que les explosions des mines et des obus. Ils sont imprévisibles. Ils pensaient que tout le monde les surveillait en permanence pour informer les "nazis ukrainiens", comme ils nous appelaient."

Viktor et Anatolii Vassiliev expliquent que d’autres personnes ont été aussi détenues dans la cave. Viktor a vu les soldats s’acharner sur un jeune homme. "Ça s’est passé en ma présence, dans un trou où ils nous interrogeaient. L’homme a été battu à mort à coups de crosse."

"Des traces de sang partout"

Anatolii Koudinov, fermier à Hrakove, est le propriétaire des lieux où ça s’est passé. Des soldats russes, des mercenaires et des miliciens pro russes venus de Donetsk ont utilisé plusieurs de ses caves comme lieu de détention et d’interrogatoire, dit-il.

À l’entrée d’une cave, les Russes avaient indiqué leur présence. "La lettre Z, ça signifie que les Russes sont passés par ici. Et le signe +, ça veut dire en plus ces Russes habitaient ici".

Anatolii Koudinov nous emmène dans un sous-sol qui a servi d’abri aux soldats russes. "Ici, c’était leur mini-quartier général. Allumez la torche… Voilà les caisses de munitions. Beaucoup de choses ont déjà été enlevées. Ils logeaient ici. Les Russes mangeaient, priaient, se soignaient et se droguaient ici. Là, se trouvaient des dessins d’enfants qu’on leur envoyait." Le propriétaire des lieux nous montre aussi un lance-grenade russe qu’il a récemment découvert.

Une cave fermée a servi de lieu de détention, selon lui. "Il y a ici des uniformes ukrainiens. Cela veut dire qu’il y avait des prisonniers ici." Les soldats russes ont laissé de nombreux indices derrière eux.

"Vous pouvez voir ce tissu avec des traces de sang. Il y a des traces de sang partout." Tout cela lui fait penser que des actes de torture ont pu y être commis. "Je crois que oui, mais ça s’est passé après que je me suis moi-même enfui d’ici." La police a récolté des indices et la justice devra déterminer les faits exacts.

Se faire exploser en guise d’échappatoire

J’ai trouvé un moment pour leur voler une grenade. Je la portais toujours avec moi et je sortais même avec elle dans la rue, parce que je savais s’ils m’arrêtaient et me torturaient, ce serait trop dur.

Anatolii Koudinov a lui-même eu peur d’être torturé. Il a volé une grenade pour se protéger. "Je savais qu’on pouvait me torturer. Quand les Russes buvaient et étaient saouls, j’ai trouvé un moment pour leur voler une grenade. Je la portais toujours avec moi et je sortais même avec elle dans la rue, parce que je savais s’ils m’arrêtaient et me torturaient, ce serait trop dur. J’étais prêt à l’utiliser."

Il préférait mourir plutôt que d’être torturé. Un jour, prévenu par un soldat russe qu’ils comptaient l’éliminer, il s’est enfui pour rejoindre la zone ukrainienne. Il est revenu dans le village après sa reprise par les forces ukrainiennes.

Parler de l’indicible

La peur et la méfiance sont encore palpables à Hrvakove, même si l’armée russe a dû reculer à une centaine de kilomètres d’ici. Certains épisodes pénibles du début de l’occupation restent confus. Sergueï Lutsay n’aime pas trop en parler.

Peu après la prise du village, des soldats russes sont venus chez lui. Mitraillette à la main, ils l’ont obligé à creuser des tombes. Il a dû enterrer les corps de deux hommes. L’un d’eux portait des traces évidentes de torture : on lui avait coupé les oreilles. "Chez l’un d’eux, je l’ai bien vu. Je n’ai pas regardé attentivement le deuxième. Je ne voulais pas."

Après la contre-offensive et le départ des Russes, les corps ont été exhumés. Une enquête est en cours. Sergueï a pu identifier les victimes.

"J’ai reconnu ces hommes sur les photos que la police m’a montrées, des hommes de l’armée ukrainienne. On les avait vus dans le village. Peut-être ont-ils été tués par les premiers Russes qui ont occupé le village. On aura la réponse définitive après l’expertise." L’enquête devra établir s’il s’agissait de soldats ukrainiens infiltrés au-delà des lignes russes qui ont été capturés, torturés et tués.

Des enquêtes ouvertes pour crimes de guerre

La maison communale du village a également été marquée du signe Z russe et détruite durant la contre-offensive ukrainienne. Selon plusieurs habitants, il y aurait eu d’autres cas de maltraitance dans le sous-sol. Mais le bâtiment doit encore être déminé avant que la police puisse enquêter.

Le village était utilisé comme premier lieu de détention et d’interrogatoire, nous explique-t-on, mais certains détenus étaient ensuite envoyés vers d’autres villes comme Balakliia où se trouvaient des salles de tortures bien plus sophistiquées encore.

Les autorités ukrainiennes affirment avoir retrouvé une vingtaine de salles de torture dans les territoires précédemment occupés par l’armée russe. La justice enquête sur de possibles crimes de guerre.

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