Monde

Un bâtiment classé, œuvre du belge Antoine Courtens, commandé par Louis Empain, démoli au Canada

A gauche une photo d’époque qui montre le centre commercial d’Antoine Courtens tel qu’il existait encore jusqu’en mai 2022, à droite le bâtiment détruit, le 13 mai 2022.

© Émélie Turgeon-Desrochers

On dirait une histoire belge. Sauf qu’elle est québécoise, enfin belgo-québécoise tout de même. "La pépine a grimpé sur l’édifice classé", s’indigne un architecte sur les ondes de Radio Canada. "Pépine" signifie "pelleteuse" en québécois. En l’occurrence, la pépine a mis à terre un bâtiment moderniste de l’architecte belge Antoine Courtens, commandé par le baron Louis Empain, celui-là même qui a fait construire la célèbre Villa Empain à Bruxelles.

Nous sommes dans les Laurentides, une région située au nord de Montréal. Des lacs somptueux, de vastes forêts, des pistes de ski de fond… Là-bas, sur une presqu’île du lac Masson, dans la rue du Baron Louis Empain, se trouvait encore le centre commercial du Domaine de l’Estérel, "l’un des joyaux de l’architecture moderne du Québec", classé en 2014.

"Ce classement et cette citation visent à garantir sa protection, sa connaissance et sa mise en valeur ainsi que sa transmission aux générations futures", dit le communiqué de l’époque. Moins de dix ans plus tard, il est à terre.

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"Pas un accident"

L’entreprise immobilière Olymbec, qui a racheté le site il y a un an (la région est prisée par les promoteurs), avait obtenu l’autorisation d’abattre une partie non classée du bâtiment, mais la "pépine" a, semble-t-il, fait de l’excès de zèle. Olymbec rejette la responsabilité sur l’entrepreneur. L’histoire fait penser à une autre, bien belge cette fois : celle de cette maison d’Annevoie détruite "par erreur" par un grutier. Un cinéaste présent sur place a filmé la scène, il affirme que ce n’était pas un accident.

Le centre commercial est l’un des premiers centres commerciaux du Québec. Construit en 1936 et 1937, il comprenait des boutiques, une salle de cinéma ou encore une station-service. Il faisait partie d’un projet bien plus vaste. "Le baron Louis Empain, parti au Canada, voulait y créer un centre de loisir pour une classe aisée. Il a fait appel pour ce faire à l’architecte Antoine Courtens, explique Philippe Leblanc, artiste et ingénieur architecte spécialiste de ce dernier. C’était un ancien élève de Victor Horta, qui avait également travaillé dans son atelier, et, à ce titre, participé au projet du palais des Beaux-Arts de Bruxelles, notamment."

Le centre commercial en hiver.
Le centre commercial en hiver. © Tous droits réservés
Vue aérienne du site.
Vue aérienne du site. © Tous droits réservés

"Il a ensuite fait sa propre carrière, poursuit Philippe Leblanc. Il est connu pour ses bâtiments Art déco comme le Palais de la Folle Chanson à Ixelles, l’hôtel Haerens à Uccle ou encore l’église du Gesù, près du Botanique. Ses réalisations québécoises relèvent quant à elles plutôt du modernisme, même si l’on y retrouve encore quelques détails Art déco."

Le Palais de la Folle Chanson, à Ixelles, œuvre de l’architecte Antoine Courtens.
Le Palais de la Folle Chanson, à Ixelles, œuvre de l’architecte Antoine Courtens. © Tram Bruxelles, CC BY-SA 4.0 < https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0 >, via Wikimedia Commons

Club Med belgo-québécois

L’architecte va passer deux ans au Canada, de 1936 à 1938, pour réaliser le méga projet du baron. Son petit-fils, Vincent Van Dongen, y vit toujours. Scandalisé par cette affaire, il nous décrit le Domaine de l’Estérel conçu par son grand-père : "C’était une sorte de Club Med, sauf que ça n’existait pas encore à l’époque. Il y avait un hôtel, l’hôtel de la Pointe Bleue, un club sportif, avec un grand plongeoir et la possibilité de faire du ski ‘aquatique’, comme l’on dit ici. Et puis, il y avait ce centre commercial avec la ‘blue room’ (restaurant-cabaret) dans laquelle le fameux jazzman Benny Goodman s’est produit lors de l’inauguration."

Le "sporting club".
Le "sporting club". © Tous droits réservés
La "blue room".
La "blue room". © Tous droits réservés

Georges Simenon

Et ce n’est pas la seule star qui a fréquenté le domaine. Georges Simenon séjournera dans une maison du domaine, et écrira son roman Trois chambres à Manhattan, dans une des 'log cabins', des maisons en rondins.

Le timing de la construction a joué contre le baron Empain et son architecte : elle s’achève en 1939. Or, durant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement canadien met sous séquestre tous les biens immobiliers appartenant à des citoyens de pays occupés par les Allemands. L’endroit est alors utilisé comme centre d’entraînement pour les aviateurs de l’Aviation royale du Canada.

Reconstruction ?

Le site passera de mains en mains. Les différents bâtiments disparaîtront au fur et à mesure, jusqu’au dernier, le fameux centre commercial, abattu au mois de mai. La disparition de ce patrimoine 'international' parce qu’il est à la fois québécois et belge, comme le dit une députée québécoise, a provoqué un débat houleux à l’assemblée nationale du Québec.

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La ministre de la Culture a promis une enquête mais Vincent Van Dongen, le petit-fils de l’architecte, n’en attend pas grand-chose. "Les élections provinciales approchent. On vient d’organiser une table ronde à ce sujet avec quelques candidats aux élections. Ce qu’on voudrait, c’est que le bâtiment soit reconstruit dans les règles de l’art." Selon lui, les amendes imposées aux promoteurs ne sont pas assez dissuasives. Forcer l’entreprise à reconstruire le bâtiment de son grand-père permettrait d’envoyer un message aux autres promoteurs peu scrupuleux qui seraient tentés de faire la même chose.

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