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Un journaliste qui filme doit-il se laisser filmer ? La RTBF dans le viseur des smartphones

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Par Un article Inside de Sylvia Falcinelli, journaliste à la rédaction Info

Ça ne nous arrive pas tous les jours mais ça nous arrive : en reportage, en interview, nous nous retrouvons parfois filmés par ceux que l’on filme, ou par des témoins. Les smartphones brandis devant nous, pendant que l’on travaille dans une manifestation. Ou tenu plus discrètement par un attaché de presse, pendant l’interview d’un patron. Dans certains cas, avec une diffusion en direct sur Facebook. La plupart du temps, sans nous en avertir.

Mais peut-on filmer un journaliste (et son équipe) comme si de rien n’était ? Pas vraiment, non : tout comme il y a des règles pour la presse, il y en a pour les citoyens. Explications au travers de cas vécus : un contexte n’est pas l’autre. Nous en tirerons ensuite les grandes balises.


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"Ça te met une pression, ça t’empêche de faire ton travail"

C’était lors de la manifestation ayant rassemblé des milliers de personnes à Namur le 25 septembre dernier. Daphné Fanon était en reportage sur place et interviewait manifestants et organisateur, accompagnée d’un caméraman, pour le journal télévisé. Un travail scruté par les smartphones : les deux collègues se sont retrouvés encerclés et filmés par plusieurs personnes, sans savoir si les images étaient retransmises en direct sur Facebook ou pas, et quel en serait l’usage.

Il faut dire qu’outre l’obligation vaccinale, la mise en cause de la couverture médiatique de la crise sanitaire faisait partie des thèmes de la mobilisation. Une partie des manifestants était hostile à la présence de la RTBF – ce qui peut sembler paradoxal quand on revendique une plus grande attention médiatique (précisons qu’une autre partie se montrait au contraire positive et accueillante). Un paradoxe lié justement à un sentiment de méfiance dont nous avons conscience en tant que journalistes et que nous avons déjà évoqué sur Inside notamment.

Vue générale de la manifestation à Namur le 25 septembre 2021. Un accueil contrasté sur le terrain pour l'équipe de la RTBF.
Vue générale de la manifestation à Namur le 25 septembre 2021. Un accueil contrasté sur le terrain pour l'équipe de la RTBF. © RTBF

Pour la journaliste, cette irruption des smartphones, dans un contexte tendu vis-à-vis de la présence de la RTBF, avec notamment des huées, a été vécue comme perturbante. "Tu te sens observée, tu te sens remise en question tout le temps : les gens considèrent qu’ils savent mieux que toi ce que tu devrais faire et donc te filment pour voir si tu dis ce qu’ils veulent que tu dises, et donc ça te met une pression, ça t’empêche de faire ton travail", explique-t-elle.

Tu as l’impression d’être une star à Hollywood avec 15 paparazzis autour de toi, sauf que là, ce n’est pas pour te filmer sur le tapis rouge, c’est pour t‘incendier après, c’est l’intention qui est différente.

Une autre dame l’a aussi suivie et filmée pendant la manifestation mais dans un esprit de dialogue et de curiosité, qui ne lui a du coup pas semblé problématique. Tout cela, sans parler de l’intervention d’un confrère d’un média dit alternatif l’ayant interpellée tout en la filmant, hors du cadre professionnel déontologique d’usage quand on sollicite une interview dans ce type de contexte…

Une pression telle pour Daphné qu’elle a interrompu son travail. "Quand tu sais que c’est dans un esprit de malveillance et que les gens ‘veulent la peau’, ce n’est pas possible de faire ton travail comme ça", regrette-t-elle. Elle avait malgré tout eu le temps de réaliser plusieurs interviews, qui ont été diffusées au JT. Et a reçu un message sympathique d’un manifestant témoin de la situation et qui souhaitait lui exprimer son soutien, signe à nouveau que l’hostilité rencontrée, bien qu’incontestable, ne faisait pas l’unanimité sur place, au moins dans son expression.

Une situation qui en rappelle d’autres, lors d’autres manifestations ou mobilisations. On pense aux récentes "Boum", mais pas seulement.

"Le problème, c’est qu’on te met dans une position où la personne fait de toi la vitrine de la RTBF"

Tristan Godaert, entre autres collègues, a aussi récemment dû composer avec des smartphones et des interpellations, parfois en live, de citoyens qui ne voient pas pourquoi ils ne pourraient pas filmer et interviewer "la RTBF", alors que la RTBF les filme. "Nous avant de filmer, on demande, et si la personne ne veut pas répondre, elle ne répond pas", expose Tristan. "Alors que là, la personne vient poser une question et tu te trouves dans une position où, peu importe ce que tu réponds, tu es coincé. Le problème, c’est qu’on te met dans une position où la personne fait de toi la vitrine de la RTBF, où tu représentes un peu ta boîte. Et ça, ce n’est pas juste et c’est délicat : on n’a pas, nous, à nous exprimer au nom de la boîte, ça n’a pas de sens. Et même à titre personnel, ça n’a pas de sens non plus. C’est délicat humainement parlant et professionnellement parlant".

Si l’interlocuteur se montre ouvert, la discussion est possible, voire constructive, mais ce n’est pas toujours évident. "Au début tu as envie d’expliquer notre travail journalistique, mais tu te retrouves confronté à des débats d’idées parfois interminables. Parfois on aimerait bien convaincre qu’on est honnête, mais ça demande une énergie de dingue." Et puis, au-delà de la méfiance, il y a parfois de l’agressivité.


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"Si on dit non, qu’est-ce qu’on fait ?"

Natacha Mann fait partie des collègues à avoir couvert l’actualité autour des Gilets jaunes en Belgique. "On était face à des personnes, souvent un peu contre nous, qui estimaient qu’on ne relatait pas la vérité, qui donc régulièrement pendant qu’on faisait des interviews, commençaient à nous filmer", se souvient-elle. "Si on dit non, qu’est-ce qu’on fait ? On se met dans une situation encore plus compliquée et parfois, on a envie de faire notre travail en se disant, peut-être naïvement, que nous-mêmes on n’a rien à se reprocher, donc c’est ok d’être filmé."

Tant qu’une certaine distance était de mise, la journaliste laissait faire, "mais s’ils venaient trop près, qu’ils commençaient à faire éventuellement un Facebook live donc à parler en même temps, là ça devenait juste pas possible, alors j’interrompais."

Natacha Mann sur le terrain, lors d'une discussion avec des "Gilets jaunes"
Natacha Mann sur le terrain, lors d'une discussion avec des "Gilets jaunes" © RTBF

La journaliste a "joué le jeu", cherché l’apaisement. "Si ce n’est pas intrusif, si ça n’empêche pas de faire mon métier… Je fais de la télévision, des directs, on me voit, donc ce serait un peu hypocrite de ma part de dire que je n’ai pas envie de me retrouver sur les réseaux sociaux par exemple, mais après ça dépend évidemment de ce à quoi je suis associée. Ça, je n’en ai pas la maîtrise."

Ceci dit, ce n’était pas fréquent, précise-t-elle. Elle n'est d'ailleurs pas sûre que les vidéos étaient diffusées. 

Je pense qu’ils voulaient surtout avoir de quoi se retourner contre nous si on déformait - comme eux le disaient - les propos tenus pendant les interviews

Garder une trace des interviews, une volonté qu’on retrouve chez certains manifestants mais aussi dans le cadre feutré de grandes entreprises, entre autres. Tristan Godaert en a par exemple eu l’expérience chez un grand cigarettier : filmé tout au long de son entretien par un attaché de presse (qui ne l’avait pas prévenu), il l’a montré et mentionné dans son commentaire. Si cela reste peu fréquent, il y a encore été confronté tout récemment, chez une commerçante. Tout comme une autre collègue, Isabelle Huysen, prévenue après une interview pour le JT que tout avait été enregistré. Or notre métier repose aussi sur la confiance mutuelle avec nos interlocuteurs. Mais il faut certainement distinguer ceux qui cadenassent leur communication et en connaissent tous les codes de ceux qui se sentent peu ou mal représentés dans les médias et se sentent socialement stigmatisés.

"Si ça se passe, c’est peut-être aussi parce que les gens sont déçus de ce qui est dit ou raconté, donc il faut aussi être capable de se remettre en question", estime Tristan, évoquant ses rencontres avec des manifestants.

Il faut certainement encore plus faire bien les choses, être irréprochable, être béton sur ce que tu fais. Il faut leur prouver que les journalistes ne mentent pas donc il faut bien faire le boulot. Ce n’est pas agréable mais il faut se demander pourquoi les gens le font

Mais il faut noter qu'à côté de critiques étayées, tous nos interlocuteurs ne suivent pas forcément les médias comme ceux de la RTBF, tout en émettant tout de même un jugement sur leurs contenus.

Alors, quelles règles pour les citoyens qui filment des journalistes ?

Que montrent ces exemples ? Où se situent les limites ? Ni la presse, ni les citoyens ne peuvent se comporter "comme des cow-boys". Les journalistes peuvent-ils parfois refuser d'être filmés? Doivent-ils accepter? Les citoyens peuvent-ils leur poser des questions pendant qu'ils travaillent ou faire des live? On reprend ici quelques grandes balises, sachant que chaque situation doit être examinée dans son contexte précis.

  • Droit à l’information

"Le droit à l’information n’est pas réservé aux médias et aux journalistes professionnels, c’est un droit du citoyen", entame Martine Simonis, de l’Association des journalistes professionnels. "Toute personne aujourd’hui peut filmer, interviewer, commenter, ce n’est pas réservé aux journalistes professionnels. La liberté d’expression et l’exercice de cette liberté avec les outils existants, valent pour toute personne", abonde Stéphane Hoebeke, juriste à la RTBF.

Filmer la RTBF qui filme, c'est donc permis. Mais il a des règles qui encadrent l’exercice de ce droit. Un citoyen qui filme va devoir tenir compte du droit à l’image, du contexte, devra réfléchir à l’usage de sa vidéo, en discuter le cas échéant avec la personne filmée, et il devra également veiller à agir dans le respect d’autrui et des valeurs démocratiques.

  • Droit à l’image

De manière générale, le droit à l’image vaut pour tout le monde, citoyen "lambda" comme journaliste. "Les règles que les journalistes appliquent vis-à-vis des tiers s’appliquent aussi à ces tiers vis-à-vis du journaliste", explique Stéphane Hoebeke. Et donc : "Si quelqu’un veut filmer le journaliste en train de faire une interview, il est aussi censé demander au journaliste s’il est d’accord d’être filmé et expliquer dans quel contexte, quel but, pour quelle publication."

Le journaliste peut accepter ou refuser, tout comme le citoyen. Le droit à l’image n’est cependant pas absolu (vous trouverez des explications ici). Une balance peut être faite avec le droit à l'information, nous vous en parlions notamment à propos de la possibilité de filmer des actions policières sur la voie publique ou de filmer les jeunes (mineurs) participant aux marches pour le climat.


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  • Contexte d’une manifestation

Il s’agit d’un contexte particulier. "Quand on manifeste dans l’espace public, on part du principe que c’est public et qu’on peut le filmer. Le droit à l’image s’estompe un peu. On ne doit pas demander l’autorisation à chaque manifestant, c’est le droit à l’information qui joue", poursuit Stéphane Hoebeke. Même principe pour un citoyen qui filmerait une scène montrant un journaliste en train de filmer une manifestation, y compris si le citoyen poste sa vidéo sur les réseaux sociaux. 


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Mais, nuance importante, même dans un contexte de manifestation, on fait une distinction entre filmer de façon générale et suivre une personne précise en particulier, auquel cas il faut son autorisation. Une règle valable a fortiori pour les Facebook live : "L’usage, la courtoise, le savoir-vivre en société mais aussi le droit à l’image suppose que, quand on effectue un live, à propos d’une personne, sur une personne et non pas sur un groupe de personnes de façon indifférenciée, suppose que cette personne soit mise au courant à la fois du fait que l’on prend de l’image, et que l’on prend du son. Personne n’a le droit de surprendre ses conversations, son travail, et de le filmer sans avoir échangé avec cette personne, sans l’avoir informé et que cette personne ait donné son accord", détaille Martine Simonis. 

Les expériences rapportées par plusieurs collègues pris pour sujets de Facebook live sans être mis au courant posent bien problème, quand bien même ils intervenaient dans le contexte d'une manifestation sur la voie publique.

  • Pour quel usage ? Dans quelle intention ?

"Il n’y a pas de censure : il faut attendre que la liberté s’exerce, si elle est abusive elle sera sanctionnée, on ne peut pas interdire a priori une publication", explique Stéphane Hoebeke. Un enregistrement qui ne pose pas de problème en soi peut être utilisé d’une façon qui, elle, est problématique. C’est l’usage qui sera alors pointé.

Si la RTBF dénature des faits, par exemple, elle peut être amenée à rendre des comptes devant le Conseil de déontologie journalistique, le CSA ou le pouvoir judiciaire. Le citoyen ne peut pas faire n’importe quoi non plus, en termes de commentaires liés à la vidéo notamment : "Si c’est pour relater que la presse est présente et donner un écho, pas de souci, si par contre, c’est pour inciter à la haine à la violence, menacer le journaliste ou le cadreur présent, c’est autre chose et c’est inacceptable", dit Stéphane Hoebeke. Des procédures judiciaires ne sont pas exclues dans ce cas.

Si par contre, l’enregistrement a pour but de garder une trace, une preuve, de ce qui a été dit, c’est différent, à condition d’en discuter au préalable, ce qui n’était généralement pas le cas dans les exemples rapportés par les collègues précités. "Au journaliste d’estimer dans chaque situation si ça entrave son travail, si ce n’est pas dérangeant, si ça permet d’établir un lien de confiance mais cette hypothèse-là est très différente de la prise d’images sauvage. Ça fait partie des accords qu’on peut passer avec les sources", estime Martine Simonis. Dans ce cadre, "c'est acceptable", juge également Stéphane Hoebeke.

  • Avec quel impact sur le travail du journaliste ?

C’est la question la plus critique, dans les expériences que nous rencontrons sur le terrain. Souvent, le fait de filmer le journaliste induit une forme de pression, comme on l’a vu par exemple dans le cas de la manifestation couverte par Daphné. "Quand les personnes qui filment deviennent à ce point proches, menaçantes, oppressantes, c’est une pression qui s’exerce sur le travail du journaliste et il peut à ce moment-là tout à fait refuser et invoquer son droit de travailler et son droit à l’image", explique Martine Simonis, qui pointe un climat délétère sur les réseaux sociaux, qui se répercute dans la vie réelle.

"Ce qu’on voit ce sont des personnes qui ont un a priori très négatif, persuadées que les journalistes sont vendus et qui veulent le montrer. Et qui veulent prouver une thèse : on n’est pas dans une démarche journalistique mais militante voire complotiste. Pour nous, ça alimente la méfiance et parfois la haine contre la profession. On le voit de plus en plus et pas seulement en Belgique. Ça dégénère souvent en injures, en invectives, quand ce ne sont pas des attaques physiques contre les journalistes." Et de demander aux citoyens de laisser les journalistes travailler, "même si on n'est pas d'accord avec le travail journalistique". 

Dans certains cas, on peut effectivement parler d’une entrave à la liberté de la presse - le journaliste se retrouve gêné voire empêché d'informer sur des événements d'intérêt public. 

Ce climat de tension incite la profession à se questionner pour améliorer ses propres pratiques et la relation de confiance avec le public. Mais aussi à rappeler certaines limites, dans une société démocratique : une chose est de critiquer, d'exprimer une opinion, une autre est de verser dans l’injure, la menace ou la violence.

Très récemment, la RTBF et d’autres médias ont été à l’initiative d’une prise de position commune, justement pour protéger le travail des journalistes, initiative qui a pris le nom de "Déclaration de Bruxelles" et dont on peut retrouver les détails ici. En espérant que la discussion sur le terrain entre personnes de bonne volonté permette encore la plupart du temps de s'accorder sur un équilibre qui garantisse les droits et les libertés de chacun dans une société démocratique.


►►► Cet article n’est pas un article d’info comme les autres… Sur la page INSIDE de la rédaction, les journalistes de l’info quotidienne prennent la plume – et un peu de recul – pour dévoiler les coulisses du métier, répondre à vos questions et réfléchir, avec vous, à leurs pratiques. Plus d’information : là. Et pour vos questions sur notre traitement de l’info : c’est ici.


Revoir le reportage du JT consacré à la Déclaration de Bruxelles (30 septembre 2021) :

 

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