Alors, quelles règles pour les citoyens qui filment des journalistes ?
Que montrent ces exemples ? Où se situent les limites ? Ni la presse, ni les citoyens ne peuvent se comporter "comme des cow-boys". Les journalistes peuvent-ils parfois refuser d'être filmés? Doivent-ils accepter? Les citoyens peuvent-ils leur poser des questions pendant qu'ils travaillent ou faire des live? On reprend ici quelques grandes balises, sachant que chaque situation doit être examinée dans son contexte précis.
"Le droit à l’information n’est pas réservé aux médias et aux journalistes professionnels, c’est un droit du citoyen", entame Martine Simonis, de l’Association des journalistes professionnels. "Toute personne aujourd’hui peut filmer, interviewer, commenter, ce n’est pas réservé aux journalistes professionnels. La liberté d’expression et l’exercice de cette liberté avec les outils existants, valent pour toute personne", abonde Stéphane Hoebeke, juriste à la RTBF.
Filmer la RTBF qui filme, c'est donc permis. Mais il a des règles qui encadrent l’exercice de ce droit. Un citoyen qui filme va devoir tenir compte du droit à l’image, du contexte, devra réfléchir à l’usage de sa vidéo, en discuter le cas échéant avec la personne filmée, et il devra également veiller à agir dans le respect d’autrui et des valeurs démocratiques.
De manière générale, le droit à l’image vaut pour tout le monde, citoyen "lambda" comme journaliste. "Les règles que les journalistes appliquent vis-à-vis des tiers s’appliquent aussi à ces tiers vis-à-vis du journaliste", explique Stéphane Hoebeke. Et donc : "Si quelqu’un veut filmer le journaliste en train de faire une interview, il est aussi censé demander au journaliste s’il est d’accord d’être filmé et expliquer dans quel contexte, quel but, pour quelle publication."
Le journaliste peut accepter ou refuser, tout comme le citoyen. Le droit à l’image n’est cependant pas absolu (vous trouverez des explications ici). Une balance peut être faite avec le droit à l'information, nous vous en parlions notamment à propos de la possibilité de filmer des actions policières sur la voie publique ou de filmer les jeunes (mineurs) participant aux marches pour le climat.
►►► A lire aussi : "Extinction Rebellion : pouvait-on filmer les arrestations par la police?"
►►► A lire aussi : "Vos enfants et vos ados au JT : quand faut-il les flouter (ou pas)?
- Contexte d’une manifestation
Il s’agit d’un contexte particulier. "Quand on manifeste dans l’espace public, on part du principe que c’est public et qu’on peut le filmer. Le droit à l’image s’estompe un peu. On ne doit pas demander l’autorisation à chaque manifestant, c’est le droit à l’information qui joue", poursuit Stéphane Hoebeke. Même principe pour un citoyen qui filmerait une scène montrant un journaliste en train de filmer une manifestation, y compris si le citoyen poste sa vidéo sur les réseaux sociaux.
►►► Lire aussi sur Inside : "Quand mon droit à l'image s'efface devant le droit à l'information"
Mais, nuance importante, même dans un contexte de manifestation, on fait une distinction entre filmer de façon générale et suivre une personne précise en particulier, auquel cas il faut son autorisation. Une règle valable a fortiori pour les Facebook live : "L’usage, la courtoise, le savoir-vivre en société mais aussi le droit à l’image suppose que, quand on effectue un live, à propos d’une personne, sur une personne et non pas sur un groupe de personnes de façon indifférenciée, suppose que cette personne soit mise au courant à la fois du fait que l’on prend de l’image, et que l’on prend du son. Personne n’a le droit de surprendre ses conversations, son travail, et de le filmer sans avoir échangé avec cette personne, sans l’avoir informé et que cette personne ait donné son accord", détaille Martine Simonis.
Les expériences rapportées par plusieurs collègues pris pour sujets de Facebook live sans être mis au courant posent bien problème, quand bien même ils intervenaient dans le contexte d'une manifestation sur la voie publique.
- Pour quel usage ? Dans quelle intention ?
"Il n’y a pas de censure : il faut attendre que la liberté s’exerce, si elle est abusive elle sera sanctionnée, on ne peut pas interdire a priori une publication", explique Stéphane Hoebeke. Un enregistrement qui ne pose pas de problème en soi peut être utilisé d’une façon qui, elle, est problématique. C’est l’usage qui sera alors pointé.
Si la RTBF dénature des faits, par exemple, elle peut être amenée à rendre des comptes devant le Conseil de déontologie journalistique, le CSA ou le pouvoir judiciaire. Le citoyen ne peut pas faire n’importe quoi non plus, en termes de commentaires liés à la vidéo notamment : "Si c’est pour relater que la presse est présente et donner un écho, pas de souci, si par contre, c’est pour inciter à la haine à la violence, menacer le journaliste ou le cadreur présent, c’est autre chose et c’est inacceptable", dit Stéphane Hoebeke. Des procédures judiciaires ne sont pas exclues dans ce cas.
Si par contre, l’enregistrement a pour but de garder une trace, une preuve, de ce qui a été dit, c’est différent, à condition d’en discuter au préalable, ce qui n’était généralement pas le cas dans les exemples rapportés par les collègues précités. "Au journaliste d’estimer dans chaque situation si ça entrave son travail, si ce n’est pas dérangeant, si ça permet d’établir un lien de confiance mais cette hypothèse-là est très différente de la prise d’images sauvage. Ça fait partie des accords qu’on peut passer avec les sources", estime Martine Simonis. Dans ce cadre, "c'est acceptable", juge également Stéphane Hoebeke.
- Avec quel impact sur le travail du journaliste ?
C’est la question la plus critique, dans les expériences que nous rencontrons sur le terrain. Souvent, le fait de filmer le journaliste induit une forme de pression, comme on l’a vu par exemple dans le cas de la manifestation couverte par Daphné. "Quand les personnes qui filment deviennent à ce point proches, menaçantes, oppressantes, c’est une pression qui s’exerce sur le travail du journaliste et il peut à ce moment-là tout à fait refuser et invoquer son droit de travailler et son droit à l’image", explique Martine Simonis, qui pointe un climat délétère sur les réseaux sociaux, qui se répercute dans la vie réelle.
"Ce qu’on voit ce sont des personnes qui ont un a priori très négatif, persuadées que les journalistes sont vendus et qui veulent le montrer. Et qui veulent prouver une thèse : on n’est pas dans une démarche journalistique mais militante voire complotiste. Pour nous, ça alimente la méfiance et parfois la haine contre la profession. On le voit de plus en plus et pas seulement en Belgique. Ça dégénère souvent en injures, en invectives, quand ce ne sont pas des attaques physiques contre les journalistes." Et de demander aux citoyens de laisser les journalistes travailler, "même si on n'est pas d'accord avec le travail journalistique".
Dans certains cas, on peut effectivement parler d’une entrave à la liberté de la presse - le journaliste se retrouve gêné voire empêché d'informer sur des événements d'intérêt public.
Ce climat de tension incite la profession à se questionner pour améliorer ses propres pratiques et la relation de confiance avec le public. Mais aussi à rappeler certaines limites, dans une société démocratique : une chose est de critiquer, d'exprimer une opinion, une autre est de verser dans l’injure, la menace ou la violence.
Très récemment, la RTBF et d’autres médias ont été à l’initiative d’une prise de position commune, justement pour protéger le travail des journalistes, initiative qui a pris le nom de "Déclaration de Bruxelles" et dont on peut retrouver les détails ici. En espérant que la discussion sur le terrain entre personnes de bonne volonté permette encore la plupart du temps de s'accorder sur un équilibre qui garantisse les droits et les libertés de chacun dans une société démocratique.
►►► Cet article n’est pas un article d’info comme les autres… Sur la page INSIDE de la rédaction, les journalistes de l’info quotidienne prennent la plume – et un peu de recul – pour dévoiler les coulisses du métier, répondre à vos questions et réfléchir, avec vous, à leurs pratiques. Plus d’information : là. Et pour vos questions sur notre traitement de l’info : c’est ici.
Revoir le reportage du JT consacré à la Déclaration de Bruxelles (30 septembre 2021) :