Bien qu’âgée de plus d’un siècle, le Pierrot Lunaire continue d’être une œuvre surprenante. Schoenberg va écrire très rapidement cette œuvre qui est considérée comme la plus emblématique de son répertoire. Arrêtons-nous un instant sur le contexte dans lequel il l’écrit :
On est en 1912. Schoenberg a quitté Vienne, une Vienne antisémite où il est malmené, une Vienne finalement très conservatrice qui ne reconnaît pas son travail. D’un coup d’un seul il a décidé de déménager à Berlin, une ville beaucoup plus moderne d’esprit, plus curieuse aussi. À cette époque, Schoenberg ne va pas bien car il manque d’argent et se voit contraint de faire des arrangements pour survivre. Cet homme si talentueux s’apitoie sur son sort : il n’est pas un bon chef d’orchestre, il en est réduit à transcrire des musiques du passé pour manger un peu de pain, un pain financé aussi par Alban Berg, son élève, et Alma Mahler qui l’aident à coups de Deutsche Marks. Qui plus est, en ce début d’année 1912, Schoenberg pleure encore le décès tout récent de son père spirituel Gustav Mahler, époux d’Alma, qui le soutenait de tout son cœur, et plus encore, de toute son influence. C’est dans cette période difficile qu’arrive une commande tout à fait inespérée, a priori alimentaire pour Schoenberg, mais qui va révéler son génie : Albertine Zehme, qui était à l’époque la reine des cabarets berlinois, lui demande une œuvre. Il faut savoir qu’Albertine Zehme, qui avait été une grande comédienne, et même une chanteuse wagnérienne tout à fait convenable, était devenue une " diseuse " de textes, c’est-à-dire qu’il y avait un pianiste qui jouait du Chopin sur scène et qu’elle disait de manière tout à fait emphatique, expressionniste diront certains, des textes en allemand, un style appartenant au cabaret et très en vogue dans le monde germanique. Ceci explique l’un des éléments marquants de ce Pierrot Lunaire, à savoir la technique employée par la chanteuse, le SprechGesang, le " parlé chanté ", une technique décrite par Schoenberg en tête de partition qui surprend encore aujourd’hui mais qui était tout à fait courante à l’époque dans les cabarets berlinois.
Schoenberg savait qu’il n’avait pas à sa disposition une grande soprano dramatique, comme il en avait eu pour Erwartung trois ans plus tôt, et qu’il n’aurait pas beaucoup de musiciens à sa disposition non plus. Mais bon, on lui avait promis 1000 marks, il allait donc faire un effort… En quelques semaines à peine, entre janvier et mai 1912, il écrit ce Pierrot lunaire pour une soprano solo, une flûte (qui joue aussi le piccolo), une clarinette (qui joue aussi clarinette basse), un piano, un violon (qui joue aussi l’alto) et un violoncelle. Il rassemble les textes qu’on lui a imposé (des textes de l’auteur belge Albert Giraud) en trois fois sept poèmes qu’il va transformer musicalement, leur donnant une substance parfois sombre, parfois satirique, parfois nostalgique. Le personnage de Pierrot qui y est évoqué est complexe, tantôt précieux, tantôt cruel, déliquescent ou grotesque. Ce Pierrot aime Colombine, mais cette Colombine est autant la Lune que la mort. Le Pierrot Lunaire devient un chef-d’œuvre, la création est un succès public phénoménal et Schoenberg en sera même paralysé, il ne composera plus rien de significatif pendant les dix années qui suivront. S’il ne s’agit pas de la première œuvre atonale de son auteur, le génie d’écriture vient surtout de l’orchestration si subtile de cette musique qui reflète le Berlin interlope et brillant de l’époque, l’esprit de cabaret, et qui est, à travers cette figure de Pierrot complexe, un nouvel auto-portrait d’Arnold Schoenberg lui-même.