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Voiture et masculinité : un lien pas si anodin ?

© Getty images

Par Camille Wernaers pour Les Grenades

Ce dimanche 20 mars, un conducteur circulant à vive allure a heurté un groupe carnavalesque, faisant 6 morts et 39 blessé·es, dont 10 graves, à Strépy-Bracquegnies. Il est depuis inculpé d’homicide involontaire et de coups et blessures involontaires résultant d’un accident de la route.

L’enquête est toujours en cours. Le conducteur a reconnu "une vitesse excessive" ce matin-là et postait fréquemment sur les réseaux sociaux des vidéos dans lesquelles il se présentait comme un adepte de la vitesse sur la route. Rouler vite, comme d’autres types de comportements à risque, serait associé à la masculinité.

Cette infraction est d’ailleurs particulièrement genrée : 73% des hommes affirment rouler à 140 km/h sur autoroute contre 54% des femmes. En agglomération, 64% des hommes reconnaissent dépasser la vitesse de plus de 20 km/h contre 50% des femmes, selon les chiffres de Vias en 2020. L’institut belge pour la sécurité routière avait procédé à une analyse statistique pour déconstruire les préjugés qui circulent sur les femmes au volant.

Femmes au volant, mort au tournant ?

En cas d’accident de voiture, les femmes sont moins gravement atteintes que les hommes. Elles représentent 44% des blessé·es légers, 34% des blessé·es graves et seulement 23% des tué·es. En d’autres termes, toujours d’après Vias, elles sont impliquées dans des accidents moins graves que leurs homologues masculins. Par ailleurs, les accidents impliquant une conductrice de voiture se soldent deux fois moins souvent par un décès que les accidents impliquant un conducteur de voiture. Et la probabilité qu’un homme conduise en ayant dépassé la limite légale en matière d’alcoolémie est 4 fois plus élevée que pour les femmes.

Au sujet de l’utilisation du téléphone portable au volant, Vias constate "une différence importante entre les deux sexes, que ce soit pour les conversations téléphoniques ou les manipulations" : 3,6% des hommes utilisent le GSM au volant contre 2,4% des femmes. Les femmes conductrices ont moins tendance à manipuler leur téléphone que les hommes. Cette différence s’observe principalement sur autoroute (3,7% des hommes manipulent leur GSM sur autoroute, contre 1,6% des femmes).

L’institut conclut : "De toute évidence, le comportement féminin au volant est plus prudent, plus responsable et plus respectueux des autres usagers. A l’inverse, l’homme tend davantage à relativiser ses fautes et semble moins conscient des dangers qu’il court (et fait courir), notamment en matière de vitesse."

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Pourquoi cette différence ? "[…] les traits de personnalité stéréotypiquement associés à la féminité (sensibilité aux besoins et aux sentiments d’autrui, chaleur, gentillesse, compréhension, tendresse et compassion) sont autant de traits qui sont destinés à maintenir et apaiser le lien social, ramenant le rôle féminin à un rôle relationnel. En regard, les traits associés au masculin sont centrés soit sur le rapport de l’individu à lui-même (confiance en soi, sûr de soi, énergique, forte personnalité), soit l’amènent à entretenir une relation asymétrique avec autrui (agir en chef, diriger, prendre position, dominer, être en compétition). Ainsi, les individus féminins, en privilégiant le maintien de la relation à autrui, peuvent être amenés à se conformer aux règles sociales et à éviter les prises de risque davantage que les individus masculins, se reconnaissant plus dans des traits privilégiant l’individualité et la domination", écrit la chercheuse en psychologie sociale Marie-Axelle Granie. Elle est spécialiste des stéréotypes de genre liés à la conduite.

L’homme tend davantage à relativiser ses fautes et semble moins conscient des dangers qu’il court (et fait courir), notamment en matière de vitesse

"Une forme de culture virile"

Selon la chercheuse, conduire vite est même considéré comme "une preuve de compétence" des hommes au volant, au contraire des femmes "moins actives et plus hésitantes". "La conformité des garçons à l’image qu’ils ont construite de l’homme au volant peut expliquer pourquoi les garçons de 12-16 ans ont des attitudes plus risquées que les filles du même âge en termes de vitesses et de non port de la ceinture, avant même d’accéder à la conduite, dans une culture dans laquelle la recherche du risque fait partie de la construction de la masculinité", souligne-t-elle.

Même constat pour l’historienne Lucile Peytavin qui s’est intéressée au coût de la virilité pour nos sociétés. "[Les comportements à risque] permettent aux garçons et aux hommes de prouver qu’ils sont forts, qu’ils ne ressentent pas la peur, qu’ils dominent leur environnement. Aussi ces derniers se mettent-ils en situation de danger ou d’illégalité", observe-t-elle. "La voiture demeure fortement associée à une manifestation identitaire de la virilité pour les hommes. Conduire est souvent pour eux l’occasion de défier les règles."

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Les liens tissés entre voiture et masculinité ne sont donc pas sans conséquences. La chercheuse Marie-Axelle Granie estime que "comprendre et expliquer l’ensemble de ces ‘sexospécificités’ devient alors un enjeu majeur de santé publique, afin d’envisager de nouveaux leviers pour l’éducation routière en ciblant plus précisément les populations les plus à risque accidentel, pour leur proposer une formation plus adaptée."

"Les hommes aujourd’hui sont plus dangereux sur les routes", résume quant à lui Yoann Demoli, sociologue de l’automobile, interrogé par la journaliste Victoire Tuaillon dans le podcast Les couilles sur la table. "La voiture, depuis ses débuts, est considérée comme un engin d’exploit sportif dans lequel on peut mettre à l’épreuve sa virilité : conduire vite, conduire dangereusement, faire des queues de poisson. C’est une forme de culture virile."

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Une forme de culture virile sur laquelle s’est allégrement appuyée la publicité automobile. "Il a l’argent. Il a le pouvoir. Il a une Audi. Il aura la femme", pouvait-on entendre dans un spot publicitaire de 1993. Un réflexe des temps anciens ? En 2019 pourtant, une autre marque de voiture assénait : "Faites en sorte que l’amant de votre femme, ce soit vous", à côté d’une photo de SUV. En 2021, une publicité mettant en scène un homme en train de photographier à son insu une jeune femme grâce à son rétroviseur avec caméra intégrée a été très critiquée, jusqu’à ce qu’elle soit retirée.

"Désolée, je suis un vrai danger au volant"

En 2014, dans une vidéo, qui a depuis elle aussi été supprimée, un constructeur automobile distribuait des cartes d’excuses permettant aux femmes de mal se garer. "Désolée, comme je suis un vrai danger au volant, je préfère laisser ma voiture ici", lisait-on sur l’une des cartes.

La voiture, depuis ses débuts, est considérée comme un engin d’exploit sportif dans lequel on peut mettre à l’épreuve sa virilité

"Depuis que les femmes s’approprient les moyens de locomotion les hommes ont peur. Il y avait plein d’arguments contre leur pratique de la bicyclette : on avait peur qu’elles les rendent stériles ou lubriques. On a toujours eu peur qu’elles sortent de la sphère domestique. Les femmes tardent à prendre le volant car on a voulu les garder dans cette sphère", explique Yoann Demoli. "Les préjugés qui circulent sur la conduite des femmes ont pour fonction sociale de les tenir hors du volant, de leur signifier qu’elles sont mieux dans le monde domestique."

En Wallonie par exemple, 90% des hommes possèdent un permis de conduire contre 72% chez les femmes. Une personne sur 5 ne dispose pas de permis B : dans 75% des cas, il s’agit des femmes. Par ailleurs, les chiffres montrent que les mères de famille se déplacent plus souvent pour le motif "déposer ou chercher quelqu’un" que les pères.

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