"Where are the Clowns ?", Le théâtre musical selon Stephen Sondheim

"Where are the Clowns ?", Le théâtre musical selon Stephen Sondheim

Journal du classique
Par Patrick Leterme

    Nous avons appris dans la soirée de ce vendredi 26 novembre le décès d’une légende du théâtre musical américain. Parolier de West Side Story, compositeur, entre autres, de Follies, Into the wood, A Little Night Music et Sweeney Todd, Stephen Sondheim est décédé à l’âge 91 ans.

    Could I leave you ?
    Yes.
    Will I leave you ?
    Will I leave you ?
    Guess !

    Ces deux lignes chantées dans Follies de Stephen Sondheim contiennent à elles seules tout le métier, toutes les règles d’or de leur auteur. Impact de l’idée : cette question ("Lequel serait vraiment prêt à quitter l’autre ?") étant la frontière délimitante de l’histoire de tous les couples. Concision : deux réponses nettes et tranchantes en une seule syllabe – et point. La rime : jamais approximative (Sondheim n’alignera jamais home et alone, dont les consonnes finales diffèrent) : c’est que l’auteur se fait disciple quasi masochiste de la rime réelle, dont la sonorité est censée guider au mieux l’oreille du spectateur. Répétition : pour diluer le texte dans le temps, afin que le public, qui ne peut revenir en arrière, reçoive une quantité de mots gérable en une seule écoute. Et enfin, clarté (sans laquelle "rien n’a d’importance") : chez Sondheim, la langue est riche, le vocabulaire arbore un niveau littéraire assumé, avec des mots sortant régulièrement du champ lexical du simple English des non-anglophones. Mais tout cela mine de rien : l’impression générale doit être celle d’une langue naturelle et simple.

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    "J’ai rencontré Stephen Sondheim aujourd’hui. Quel talent !" : Sondheim parolier

    Car l’industrie dans laquelle Stephen Sondheim commence à travailler dans les années 50 est celle avant tout d’un entertainment : Broadway est le carrefour mondial du musical. A Broadway, on joue du théâtre, des concerts, des ballets… mais aussi et surtout la riche et bâtarde combinaison des trois : la "comédie musicale". Ou "pièce de théâtre musicale" ? Ou "revue" ? - dites "musical" tout simplement : le terme s’impose chez les Américains pour décrire en un mot le show total.

    Leonard BERNSTEIN

    Total, il ne l’est pourtant pas encore vraiment au moment où Sondheim grandit à New York : alors que ses parents divorcent, le jeune Stephen est pris sous l’aile d’Oscar Hammerstein II. Celui-ci, parolier entre autres de La Mélodie du Bonheur ou de Carousel, a révolutionné la conception du musical avec Oklahoma. Lassés des revues de Broadway, prétextes à des revues de chansons et chorégraphies vaguement garnies d’une histoire insignifiante, lui et son collègue compositeur Richard Rodgers ont opéré un basculement révolutionnaire : soumettre les chansons à l’histoire et non l’inverse. Désormais, chaque ligne chantée devra être crédible dans la bouche d’un personnage précis. Désormais, chaque chanson devra s’intégrer à une action en cours, sans se complaire à seulement faire entendre son petit refrain.

    Auprès de son mentor Oscar Hammerstein II, Stephen Sondheim apprend vite. Après quelques années creuses, il se fait remarquer en plein cœur de Broadway. Le jour où il se présente à Leonard Bernstein, une farde de paroles sous le bras, celui-ci écrit dans son journal : "J’ai rencontré Stephen Sondheim aujourd’hui. Quel talent !" Avec le chorégraphe Jerome Robbins, ils formeront en 1957 le trio gagnant de West Side Story.

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    Parolier mais aussi compositeur

    Stephen Sondheim

    Le succès démentiel de cette transposition new-yorkaise et moderne de Roméo et Juliette projette Sondheim au firmament du musical. Mais, accolé à la partition musicale de Bernstein, le travail de Sondheim le catégorise aussitôt dans l’esprit du milieu professionnel et du grand public : le voici parolier.

    Sondheim, qui a étudié la composition auprès de Milton Babbitt, veut cependant être parolier et compositeur. Quelques collaborations plus tard - dont Gypsy en 1959, dans lequel une mère épuisante cherche par tous les moyens à faire entrer ses filles dans le show-business - il choisit définitivement de ne participer qu’à des productions pour lesquelles il écrira paroles et musiques. Disciple assumé de la forme courte, il estime être fait pour peindre des situations en quelques minutes chantées, et ne se risquera jamais à rédiger des livrets, admiratif qu’il est des auteurs dramatiques "capables de construire une tension de plus de deux heures, au milieu desquelles ils perdent le public pendant un quart d’heure minimum".

    Les succès s’enchaînent : Company (1970) met en scène un célibataire endurci entouré de ses trois amoureuses et de cinq couples mariés ; Follies (1971), fait se retrouver les anciens membres d’une troupe new-yorkaise alors que le théâtre de leurs émois (et de leurs ébats) est sur le point d’être détruit ; A Little Night Music (1973), adapté d’un film d’Ingmar Bergman, comporte la chanson la plus célèbre de Sondheim : "Send In The Clowns", déploration désabusée dont les lignes s’organisent autour de la figure tellement shakespaerienne du clown : "I thought that you’d want what I want / Sorry, my dear ! / But where are the clowns ? / Send in the clowns.”

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    La dénomination francophone du musical, "comédie musicale", rend fort mal compte de l’ambition dramatique de Sondheim. De production en production, il explore les limites du genre. Frogs (1974) est inspiré d’une comédie grecque antique ; Sweeney Todd (1979) met en scène un barbier sanguinaire (et cannibale).

    Un dimanche après-midi à l'île de la Grande Jatte de Georges Seurat, exposé au Metropolitan Museum de New York

    Avec Sunday in the Park with George (1984), Sondheim ose le sujet le moins théâtral, le moins chantant et le moins dansant qui soit : une peinture. Le tableau Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte du pointilliste Georges Seurat permet à Sondheim de mettre en scène et en chansons son propre métier dans ce qu’il a de plus intense et de plus insécurisant : l’acte de création.

    On y voit Seurat, brûlant d’achever son tableau, alors qu’il fignole le détail d’un chapeau… quitte à en oublier de vivre (“And when the woman that you wanted goes / You can say to yourself, “Well, I give what I give” / Finishing a hat).

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    Sondheim, amoureux du défi d’écriture, une exception dans un Broadway de plus en plus commercial

    En 1981, un échec commercial cuisant (Merrily We Roll Along) a néanmoins fait sentir à Sondheim le douloureux revers de l’industrie du spectacle. Car il est enfant de Broadway autant qu’il y est atypique. Sa haute exigence dramaturgique, sa recherche acharnée de la phrase parfaite (“Attend the tale of Sweeney Todd”, ouvrant le show du même nom et dont le rythme taillé au fil du rasoir rebondit en trois "t" explosifs), son amour du défi d’écriture en font une exception, alors que Broadway évolue vers des méga-productions de plus en plus démesurées et commerciales.

    Face aux juke-box musicals qui engrangent des millions de dollars en alignant des tubes que le public connaît avant d’entrer dans la salle, l’ambition théâtrale de Sondheim, à l’aube du XXIe siècle, paraît d’une autre époque. Intellectuel dans un univers aux impératifs financiers toujours plus durs, expérimentateur dans un milieu qui exige des recettes bankables, homme de culture dans un monde où le média prime sur le contenu, convaincu que la réelle création ne pourra fleurir que soutenue par des subventions publiques (“comme cela se fait dans de nombreux pays” souligne-t-il), Sondheim ne connaîtra plus de création à Broadway après Passion (1994).

    Son influence artistique est incontournable. Mais si son poids commercial reste significatif, c’est grâce à ses ouvrages du siècle passé, parfois adaptés au cinéma en grande pompe. Sweeney Todd : The Demon Barber Of Fleet Street (2007) et Into The Woods (2014) alignent respectivement au générique des noms aussi prestigieux que Tim Burton, Johnny Depp ou Meryl Streep.

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    Le 26 novembre 2021, c’est un auteur et témoin sans équivalent des sept dernières décennies de Broadway qui s’éteint dans le Connecticut à l’âge de 91 ans. Drame et comédie entremêlés, personnages complexes, lignes ambiguës et adroites aux sens multiples : Sondheim a élevé l’écriture de paroles au rang d’acte littéraire. Sans égard pour le public bourgeois venu chercher une soirée légère à Broadway, il n’esquive pas et dit les pulsions de l’être humain, sa complexité, sa noirceur.

    Ainsi, dans Gypsy (1959), Rose, alors qu’elle fait le vide autour d’elle de par sa personnalité vampirisante et insupportable, s’acharne dans un optimise aveuglé : “Everything’s coming up sunshine and Santa Claus / Everything’s gonna be bright lights and lollipops / Everything’s coming up roses for me and for you”.

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    Stephen Sondheim a connu les plus grands bonheurs d’un des métiers du spectacle, mais aussi les souffrances du doute artistique et de l’échec commercial et/ou critique. Disparu quelques jours à peine avant la sortie de la nouvelle version de West Side Story par Steven Spielberg, il ne réentendra pas dans les salles obscures les lignes finales de Maria :

    “There’s a place for us, somewhere a place for us / Peace and quiet and open air wait for us somewhere / There’s a time for us, someday a time for us / Time together with time to spare, time to learn, time to care / Someday, somewhere / We’ll find a new way of living / We’ll find a way of forgiving / Somewhere”.

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    Mais il laisse dans le monde du musical une œuvre d’une portée sans pareille et un héritage moral et artistique unique. Parce qu’il a poursuivi avec acharnement l’accomplissement de l’acte de création, pour pouvoir conclure, non en disant, mais bien en chantant : “Look I made a hat / Where there never was a hat”.

    Des phrases simples, parce que “Less is more”. Mais des phrases sculptées dans la patience, parce que “God is in the details”.

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